État, démocratie, et communs d’intérêt général
Grand entretien avec Thomas Boccon-Gibod
Par Rémy Seillier et Sébastien Shulz
Thomas Boccon-Gibod est maître de conférences en philosophie à l’Université Grenoble Alpes (UGA). Il est spécialisé en philosophie politique et en théorie des institutions. Sa recherche explore des thématiques autour de la souveraineté, de l’autorité et de la démocratie.
Synthèse pour nourrir la perspective d’une Société des communs !
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Importance de la démocratie parlementaire renforcée (tirage au sort, etc.) comme un processus de représentation et un outil réflexif qu’à la société pour se penser elle-même, ce qui manque à la pensée des communs.
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Commun d’intérêt général : un commun reconnu d’intérêt général sera nécessairement altéré dans sa démocratie interne, mais sera plus légitime, et s’inscrira dans une vision élargie de la démocratie au-delà du local.
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Importance de transformer nos institutions pour rendre visibles et désirables les communs.
- Lorsque l’on pense l’articulation entre intérêt général (Etat en tant que puissance publique) et intérêt collectif (Etat comme société politique), le premier doit être compris comme un aspect et un instrument du second. La pensée du commun relève ici évidemment de l’intérêt collectif, à condition qu’elle n’en reste pas à une conception purement localiste et expérimentale.
Présentation de l’ordo-communalisme et de l’importance pour le Collectif société des communs de prendre à bras le corps la question stratégique de l’Etat.
Thomas Boccon-Gibod : Il faut s’intéresser à la puissance publique, c’est sûr, mais en philosophie on n’est pas très nombreux à s’intéresser à l’État. La philosophie politique mobilise beaucoup les théories critiques de Marx ou Bourdieu, et pour mon travail je me suis confronté à une littérature de New Management Public, de droit administratif, aux discours du pouvoir. Mais il n’y a pas de pensée démocratique des institutions. Balibar parle des conditions non démocratiques de la démocratie, des réalités de l’exercice du pouvoir. On est très fort pour produire de la connaissance sur la domination et l’exploitation. Mais on manque de propositions pour penser des institutions démocratiques. C’est quoi un pouvoir démocratique ? Comment est-ce que ça s’articule à d’autres pouvoirs ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Quels sont les pièges à éviter ? Quelles sont les impasses ? Quels sont les problèmes qu’on ne résoudra jamais parce qu’il y a peut-être aussi une antinomie entre pouvoir et démocratie … On ne dit rien, et en face ils disent plein de choses. Je pense à Hayek qui est la référence pour quelqu’un comme Edouard Philippe – une des personnes qui lisent le plus parmi la mouvance libérale conservatrice.
I – Communs publics, communs d’intérêt collectifs, communs d’intérêt général ?
Sébastien : On a une première question théorique : comment distingue-t-on la question des communs privés des communs publics ? Est-ce qu’il y a des communs qui peuvent dépasser simplement l'intérêt collectif ? Si oui, sous quelles conditions ? Comment distinguer les communs au sens de l'intérêt collectif de la communauté qui les gère, et les communs qui correspondent à l'intérêt général ? Et du coup, qu'est-ce que l'intérêt général, comment on définit ? Quelle est la différence fondamentale entre commun au sens de Benjamin Coriat VS communaliser les services publics (sachant que les premiers se revendiquent également de l'intérêt général) ?
Rémy : On a une deuxième question stratégique ; quel est le processus de transition vers les services publics actuels pour les communaliser ?
Thomas Boccon-Gibod : Il y a à la fois une différence d’échelle et une différence qualitative. Suite à l’émergence du mouvement des communs avec Elinor Ostrom ou avec les expérimentations italiennes (ex : Commission Rodotà), le commun devient un paradigme alternatif pour accompagner des expérimentations locales. Il embrasse une échelle restreinte car sa communauté est plus restreinte que la communauté politique. En effet, aujourd’hui le politique est structuré par l’échelle nationale et les catégories politiques sont issues de catégories étatiques. Lors d’une journée d’études – organisée avec Pierre Crétois sur l’état social, la propriété publique et les biens communs – Serge Audier disait que c’était du spontanéisme ; il manque la dimension institutionnelle. Mais pour moi ce n’est pas qu’une question d’institutions. Ostrom disait bien que le commun ne fonctionnait pas sans système de gouvernance et de ce point de vue je suis un peu Durkheimien : dans la communauté étatisée, il y a une dimension d’auto-réflexivité de la société. L’État c’est la société dans sa plus grande généralité qui se reflète et qui se pense. Elle ne se pense pas adéquatement, mais de façon un peu imaginaire. Cette dimension de fantasme et d’idéal collectif manque à la pensée politique de gauche contemporaine. La démocratie n’est pas seulement une question de se défendre, mais aussi d’affirmer un projet politique. Cette dimension de réflexivité n’est, à mon avis, pas assez présente dans la pensée des communs, à part l’idée d’abolir le droit de propriété dans la Déclaration des Droits de l’Homme, mais il n’y a pas de mention de réflexivité transversale.
Pour revenir plus précisément à votre question, je crois que la réflexion sur les communs souffre fondamentalement d’un manque de distinction entre deux aspects de l’État. D’un côté l’État, au sens large, est la forme de la société politique. C’est le sens que donne à l’État un penseur comme John Dewey, qui est une boussole aujourd’hui pour beaucoup de pensées radicales de gauche. Et d’un autre côté l’État, au sens étroit, est l’organisation de la puissance publique. Ce sont en fait deux aspects de ce qu’on appelle l’État. Ce qu’il faut comprendre c’est l’articulation entre les deux sur le plan pragmatique. L’idéal général de la pensée des communs est celui d’une émancipation de l’individu au moyen de ses liens sociaux. C’est ce que vous appelez l’intérêt collectif. Il ne faut pas l’opposer à l’intérêt général mais montrer au contraire que celui-ci est à la fois au service de l’intérêt collectif et constitue déjà une dimension de celui-ci. Mais pour cela, il faut comprendre au préalable comment les micro-communs, les micro-intérêts collectifs au sens où vous les entendez, constituent en fait un aspect de l’intérêt collectif global de la société. Sinon, on manquera l’articulation de la pensée des communs avec un débat collectif national.
Sébastien : Effectivement on ne veut pas revenir à une société des Soviets mais on pense que la strate politique est importante pour une question de représentation, de délibération et de projection de la société politique d'elle-même. Pour revenir sur cette question de commun local ou commun d'intérêt général, rentrons dans le vif du sujet. Par exemple une communauté qui gère des forêts en Amazonie, elle gère ses propres communs, mais certains diront que par la gestion durable des communs locaux, il y a un intérêt général. Si on considère que, dans certains cas, la gestion collective d'une forêt ou d'une pêcherie peut contribuer à l'intérêt général, comment on le caractérise ? Qui détermine que c'est d'intérêt général ? Est-ce que ça change quelque chose à la nature du commun lui-même ?
Thomas Boccon-Gibod : Tu demandes si la reconnaissance par la puissance publique de l’intérêt général d’un commun change quelque chose à ce commun ?
Sébastien : Oui, est-ce à l'État de déterminer que c'est d'intérêt général ? On pourrait considérer d'autres manières de caractériser quelque chose d'intérêt général, des critères, des principes ou des procédures propres à la société qui ne passeraient pas par l'État. Comment on définit au niveau théorique mais aussi au niveau processuel l'intérêt général ? Et puis si un commun est déterminé d'intérêt général, alors peut-être que d'autres règles s'imposent à lui et viennent en contradiction avec l'auto-organisation pure du commun.
Thomas Boccon-Gibod : Une partie de la difficulté vient peut-être encore une fois du flou autour du concept d’État. Si on entend État comme un gouvernement qui détient l’administration sous son emprise, alors on est sur le modèle de l’État tutelle. En revanche, l’État est un peu ce qu’on veut en faire. Si on pense que ce n’est rien de plus qu’une forme de réflexivité sociale sur elle-même, si on imagine de procédures de bottom up pour le dire vite – processuelles, de certification de l’intérêt général ou d’intérêt collectif – on pourrait considérer que ce type de procédure, à partir du moment où il appartient du droit de l’État, c’est de l’État, même si ce n’est pas centralisé ou défini par en haut. Ça reste du droit public, du droit étatique, simplement il fait partie des nombreuses limitations au pouvoir de commandement. On pourrait trouver des réflexions classiques du droit public en ce sens, chez le doyen Hauriou par exemple (même si ce n’était pas le juriste le plus progressiste du monde par ailleurs). Le problème aussi est que le pouvoir pâtit en France d’une forte culture monarchique d’État. Ça n’a pas toujours été comme ça mais une conjonction de facteurs a renforcé le pouvoir exécutif dans la deuxième moitié du 20e siècle au niveau politique et dans la structuration de l’administration. Mais on pourrait tout à fait avoir une conception un peu plus élargie de l’intérêt général et de la façon dont on se représente.
Sébastien : D'un point de vue pratique, qu'est-ce que ça change pour le commun d’être d'intérêt général ? Est-ce qu’on viendrait sur-imposer des obligations d'intérêt général ou de service public qui contrediraient le principe d'autorisation ?Thomas Boccon-Gibod : L’altération me paraît inévitable, à partir du moment ou un truc local est reconnu d'intérêt collectif avec une dimension plus générale, il y a des obligations pour les acteurs urbains, mais aussi un surcroît de légitimité. Est-ce que ça restreint la dimension démocratique du commun local ? Probablement, mais cela dépend de l'image qu’on se fait de la démocratie. Il n’est pas dit que la démocratie doit prendre la forme d’une élection toutes les X années. Au départ ce n’est pas ça la démocratie, donc d’une certaine façon notre conception de la démocratie va évoluer avec la façon dont le pouvoir est réparti. Ce qui m'intéresserait c'est de savoir comment on contrôle, détermine les communs, et quelles finalités de l’organisation locale correspondent à un intérêt général ? Comment on hiérarchise ces différentes finalités de la société pour comprendre dans quelle mesure l’organisation locale y participe.
II – Communaliser l’Etat et les services publics
Remy : Quelle est la différence entre communaliser l'école (au sens de l'Éducation nationale) et avoir des écoles gérées en commun ? Es-tu en accord avec Thomas Perroud – avec qui tu as travaillé - lorsqu’il parle des écoles Montessori ? Comment faire que la gestion en communs ne soit pas en contradiction avec les choix républicains ? (ex : Le principe d'égalité).
Thomas Boccon-Gibod : Certains sociologues présentent les écoles Montessori comme le nouveau havre des parents bourgeois et d’une élite sociale qui fait sécession. Thomas est un peu formé en droit comparé France-Angleterre, et son utilisation un peu forte de l’école du Public Choice comme outil de démocratisation me fait un peu tiquer. Cela dit, j’ai vraiment bien aimé son livre. Au sujet de la représentation qu’on se fait de l’école républicaine, une collègue – philosophe du droit qui s’est intéressée à la tradition du droit public et du droit social allemand, et qui vit à moitié en Allemagne – disait “quand j’amène mes enfants en France, j’ai l’impression de livrer un burger.” Gierke, dont elle est spécialiste, est un juriste allemand de la fin du 19e au fondement du droit social, et est beaucoup mobilisé par les Italiens qui s’intéressent au communs. Sans lui, les figures tutélaires du droit public français que sont Hauriou et Duguit n’auraient pas eu les mêmes sources de leur pensée. L’administration française vient de l’administration ecclésiale ; à la fois des techniques et du modèle de l’Église, Bourdieu entre autres l’avait très bien vu. Le fonctionnaire français est un peu un clerc. Il est dépositaire en son nom de l’intérêt général du service public, parfois de manière tragique – il porte ces valeurs jusqu’à l’héroïsme. Ce sont des valeurs qui sont réellement motivantes mais qui peuvent fermer l’institution scolaire sur elle-même et sont parfois au détriment d’une coopération avec les intéressés (les parents notamment). Il y a un effet de structure et un effet de représentation mentale. Bien sûr l’histoire de l’administration en Allemagne en France n’est pas la même, mais cet imaginaire de la corporation est fécond : c’est une forme intermédiaire où une communauté est pensable avec les agents publics. Il faut faire la part des principes (inclusivité, égalité, coopération) et des représentations qu’on a des institutions. Il faut partir de concepts de coopération, de collaboration, de conciliation, qui sont l’équivalent du « lien social » dans les années 1900, ou de la « solidarité » promue à l’époque par des philosophes et hommes politiques comme Léon Bourgeois. Il faut travailler la manière dont ces concepts peuvent être mis en œuvre mais on a du mal à identifier des concepts techniques opérants qui soient distincts du New Public Management ou du Public Choice, c’est-à-dire du calcul de l’intérêt de l’individu. Dire aux gens : “c’est votre intérêt bien réfléchi que de penser à ça…” rejoint la question de la transformation de l’économie par l’État. Ce n’est pas seulement la question de l’intervention de l’État mais la manière dont il se pense lui-même, et pense son intervention autrement. Si on considère la société comme une somme d’intérêts, c’est déjà fichu, on n’y arrivera pas. L’Etat va se raidir en garant intangible de l’intérêt général parce que tout le reste ce sera le chaos, et lui et ses fonctionnaires seront gardiens du temple.
Rémy : C'est une différence fondamentale. Par exemple, quand Thomas Perroud propose la notion de Voucher pour financer l’éducation. C'est en se disant que chacun, partant de son intérêt, financera l'école qui lui convient. Ce n'est pas anodin comme manière de penser la transformation. Même au sens de l'école, c'est très différent de dire qu’on va créer de nouvelles écoles gérées en commun - comme des écoles alternatives - que de penser comment l'école républicaine intègre la coopération. Tu proposes de démocratiser le service public et de le rendre plus coopératif. Comment tu envisages cette mise en œuvre ? Ça part de la volonté des agents publics ?
Thomas Boccon-Gibod : Le problème est que je n’en suis pas encore là dans ma réflexion sur l’État… Je ne l’ai pensé qu’en termes de concept, de savoir “quelle est la grammaire d’action pertinente.”
Rémy : Effectivement on doit le construire collectivement. On se demandait comment communaliser la gestion des infrastructures essentielles - type RTE, SNCF, ONF, l'eau... Il y a un vide et - je m'emballe mais - c'est une des raisons de l'échec des gauches qui arrivent au pouvoir. On n'a pas les outils conceptuels, stratégiques, pour transformer les institutions en profondeur quand on arrive au pouvoir. Certes, il y a des rapports de forces et des résistances, mais c'est pas complètement pensé. On n’a pas les outils.
Thomas Boccon-Gibod : Oui, on est sur le modèle des énarques qui ont la solution, c’est de l’ingénierie. On a des supers ingénieurs qui ne réfléchissent pas à leurs outils.
Sebastien : Des perspectives intéressantes sont mises en œuvre autour de la planification écologique. Dans leur dernier bouquin, Razmig Keucheyan et Cédric Durand essaient de penser de manière institutionnelle les questions de démocratie, d’articulation des différents niveaux, d'où est-ce que ça a pris au niveau national, au niveau local… C’est une discussion à avoir avec eux.
Thomas Boccon-Gibod : C’est marrant parce que c’est deux marxistes.
Sébastien : Mais justement ils critiquent les marxistes parce qu'ils n'ont pas pris à bras le corps la question institutionnelle, au sens propre des institutions. Première distinction importante avec le marxisme, ils évoquent la nécessité d'avoir un État - ils ne se projettent pas dans la question du dépérissement de l'État. Ils sont très Poulantzas, nous aussi, et j'ai vu que toi aussi tu le citais. Deuxième distinction avec le marxisme traditionnel, ils ne pensent pas qu’il y aura une perspective révolutionnaire, mais une perspective réformiste au sens de la conquête de l'État. Ce n'est pas anodin que Razmig soit en lien avec LFI. Troisièmement, ils essayent de penser une transformation des institutions, ils ont des propositions, et à mon avis on peut discuter avec eux et apporter des éléments importants depuis la théorie des communs et ses concepts. Je pense c'est ceux qui sont le plus proche de ce qu'on essaie de faire d'un point de vue institutionnel.
Rémy : C'est l’intuition qu'on partage et c'est pour ça qu’on s'intéresse aux travaux de Thomas sur les services publics coopératifs. Côté Tiers Lieux on parle des Sociétés Coopératives d'Intérêt Collectif, dans lesquelles des collectivités prennent part à un projet collectif (rôle d'État d'acteurs publics partenaires d'une logique collective). Ces SCIC permettent d’expérimenter des formes d'action collective quasi publique qu’il faut creuser. Autant localement j'arrive à voir des choses, mais quand on passe à une autre échelle on parle de fédération, de comment gérer des coopérations décentralisées, remonter du local vers le National … mais empiriquement on ne sait pas faire. En France plus qu'ailleurs on a une culture centralisée importante, même dans l’ESS on n’arrive pas à penser cette montée en échelle jusqu'à l'organisation nationale.
Thomas Boccon-Gibod : C’est la différence avec les années 1970 avec la syndicalisation, ça se pensait dans les syndicats et la lutte sociale. Là, il y a une forme d’éparpillement.
Rémy : Il y a quand même un discours enfermé dans le localisme, le territoire – je prends mon prisme – mais dans l’aménagement du territoire et les mouvements alternatifs on s’enferme dans le “il n’y aura un salut que dans l’expérimentation locale et le territoire.”
Sébastien : Pour poser une question sur la manière dont tu envisages l'État ; au sens d’un gouvernement élu et d'une administration qui répond à ce gouvernement élu. Quelle place tu donnerais à l'Etat dans une société des communs
Rémy : Tu différencies service public communalisé (géré démocratiquement) et le rôle de l’Etat au sens gouvernement. C'est quoi le lien et la différence de fonctionnement démocratique entre l'État et les services communalisés ?
Thomas Boccon-Gibod : C’est très simple, la réflexivité politique s’opère pour l’essentiel à partir du parlementarisme, les élections. Alors que les services publics communalisés peuvent se penser sous la forme d’une participation. Les usagers du service public (école, voirie …) ne sont pas seulement des administrés. Ils peuvent et doivent aussi imaginez les services publics de la petite enfance : colonies de vacances, d’éducation de la jeunesse.
Sébastien : Si c'est financé par l'impôt, si c'est rattaché à un ministère, il peut y avoir une contradiction entre la manière dont ça se communalise (les usagers prendraient part aux décisions sur la voirie, l'école …) et des décisions du gouvernement de baisse des budgets là on est en place des mécanismes de New Public management pour gérer ce service public. Comment tu vois l'articulation justement d'un point de vue institutionnel ?
Thomas Boccon-Gibod : On est prisonnier des représentations rigides de la théorie de la souveraineté et de la supériorité de la loi sur tout. S’il y a des fascistes au pouvoir on va prendre cher, mais ça n’empêche pas de penser à construire des outils dans la perspective où les forces un peu plus démocratiques seraient en capacité d’imposer leur légitimité. Il y aura toujours une infériorité des organisations locales des communs (??40.21) par rapport aux réflexions et délibérations supérieures. Mais peut-être peut-on définir plus précisément l’objectif des services publics « communalisés » ou « cogérés » de manière à les faire échapper à la tenaille de la gestion managériale et de la tutelle administrative. L’idée serait de travailler sur les buts du service public (sachant que le service public peut se définir comme un gouvernement légitimé par son but, celui-ci étant identifié classiquement au lien social). En précisant ce qu’on entend par les finalités du service public, on pourrait éviter leur restriction autoritaire et utilitariste. Il faudrait montrer que les finalités de l’action collective, y compris lorsque la puissance publique y prend part, sont un bien commun dont la définition ne peut être que collective. Ce qui nécessite de penser la participation. Il suffit pour cela de donner du pouvoir aux représentants des usagers, en précisant clairement que le but est un service collectif et pas individuel.
Sébastien : Même si on prend au sérieux une perspective de subsidiarité ou de l’expérimentation ? C’est ce que développe pas mal d’auteurs ; au niveau local l’Etat laisse la possibilité aux acteurs de s’auto-organiser, de mettre en place des législations ou des institutions, qui vont parfois à contre-courant de celle de l’État. Par exemple, territoire zéro chômeur longue durée. Ou si on pense une subsidiarité à l’italienne ; quand il y a l’auto-organisation des citoyens pour gérer l’eau et qu’ils décident de la municipaliser. Même si l’Etat veut tout privatiser, là il ne peut pas. Peut-être penser l’inverse de la souveraineté en termes de subsidiarité – qui serait une souveraineté par le bas, en laissant certains domaines ou certains principes.
Thomas Boccon-Gibod : La répartition des compétences fait l’objet d’une loi, et on en revient toujours au même point ; par exemple pour le transport, les régions gèrent les TER, les départements gèrent tel ou tel type de route … Ça pourrait être l’objet d’une loi constitutionnelle pour la figer un peu plus mais il y a une forme de cristallisation politique qui reste là. Oui, donnons davantage d’autonomie aux échelons intermédiaires ou locaux, mais je suis sceptique sur le concept de subsidiarité car il a été utilisé pour justifier des engagements des pouvoirs centraux et un laisser faire politique, libéral ou concurrentiel. J’ai le même sentiment que certains critiques de l’Union Européenne, qui se fondent sur l’utilisation du concept de subsidiarité pour dire que l’intégration politique européenne ne fonctionne pas très bien. On peut penser au fédéralisme. Duguit a essayé de penser l’État sous forme d’une fédération de service public, pour se débarrasser de la souveraineté. Ça n’a pas marché, il finit par se contredire : “l’Etat est l’Etat, il a quand même des prérogatives.” C’est dur de sortir de la théorie de la souveraineté. Le problème de la coopération des services publics sous forme d’une fédération c’est “qui l’organise ?” J’ai du mal à imaginer la manière dont le gouvernement se situerait. Ce qui est frappant aujourd’hui c’est que beaucoup de lois qui sont faites ne servent à rien. L’essentiel du travail législatif gouvernemental est de l’agitation médiatique. On pourrait imaginer que l’essentiel du pouvoir soit réellement dévolu aux administrateurs, mais ça pose le problème de la responsabilité politique.
Rémy : Tu assumes de dire, qu’à notre connaissance, ce qu'on a pour définir la souveraineté c'est le parlementaire, les gouvernements représentatifs tels qu'on les a ? Tu ne proposes pas de changer ?
Thomas Boccon-Gibod : entendons-nous bien : je suis totalement favorable à des expérimentations de délibération. Non seulement des délibérations sur la forme Convention Citoyenne pour le Climat, mais aussi donner plus de pouvoir à des organes permanents délibératifs tirés au sort qui ont à la fois un pouvoir consultatif et un pouvoir de co-élaboration de la loi. Mais cela constitue des formes alternatives de réflexivité sociale, et suppose donc d’anticiper la forme de concurrence que cela induirait avec les formes électorales de la représentation politique.
Sébastien : Ce que développe Yves Sintomer par exemple.
Rémy : Tu dis que les communs, les administrations en commun, les communs nationaux ne remplaceront jamais la représentation démocratique car c'est la seule qui a atteint ce stade de réflexivité sur la société. Dardot et Laval sont plus ambigus la dessus.
Thomas Boccon-Gibod : Ils ont un côté spontanéiste. (47 min)
Sébastien : On utilise le terme de subsidiarité relative pour préciser qu’il y a une autonomie, jusqu'à un certain point, et qu’un état réellement démocratisé puisse encore avoir le ??
Rémy : Ça fait l'objet de longs débats, Sébastien ajoute relative à chacune de nos publications. En Italie ils l’ont, ça donne des billes juridiques. Si une communauté gère quelque chose collectivement et le fait bien, on dit que ça empêche l'Etat de le reprendre. A mon avis ça ne l'empêche pas ; si l'État décide de récupérer la gestion de l'eau à une communauté, ou l'Asilo à Naples il le fera. En France il n'y aura pas de problème mais il y a quand même un garde-fou juridique ; s'il y a un conflit, on peut faire un procès. Ça protège l'auto-organisation et ça n'enlève pas trop de pouvoir à l'État. Mais même en Italie, alors que c'est dans la Constitution, je connais peu d'applications. Je n'ai pas l'impression que l'Italie soit un modèle absolu de comment l'État favorise l'auto-organisation partout. Je ne connais pas suffisamment pour juger mais les résultats politiques ne sont pas forcément au rendez-vous.
Louise : Vous avez commencé par distinguer les communs publics des communs privés en les distinguant sur une différence d'échelle et une différence qualitative. Je n'ai pas saisi la différence qualitative.
Thomas Boccon-Gibod : Le commun local réfléchit les enjeux locaux et le commun d’intêret général réfléchit plus qu’une série d’enjeux locaux. Il réfléchit aux enjeux nationaux qui ne sont pas simplement la somme de débat situés à un autre niveau, il y a aussi des enjeux géopolitiques.
À mon tour de poser une question si vous le permettez. Pensez-vous que le commun aujourd’hui peut être un projet de société ? Dans quelle mesure l’idée d’une Société du Commun peut servir à se projeter politiquement ?
Rémy : C’est notre pari, on s’est appelé société des communs. Dans notre première tribune on parlait de l'ouverture potentielle à un nouveau contrat social. On pense que la société des communs redéfinit fondamentalement le rôle du citoyen – dans les tiers lieux on parle de la contribution. Le New Public Management as bien réussi son coup ; le citoyen est soit consommateur soit, au mieux, usager-bénéficiaire de service public. Le pari est de reprendre le rôle de citoyens contributeurs. Il y a un enjeu de transformation des entreprises pour aller vers une économie où on est plus uniquement en compétition et en recherche de lucrativité, mais où l'économie retrouve son sens : répondre aux besoins des gens par la coopération entre les entreprises.
Sébastien : On le voit avec les entreprises à mission où il y a la responsabilité élargie des entreprises. Il y a un mouvement vers l’entreprise n’est pas que …(52.11)
Rémy : Il faut transformer le rôle de l'État et redonner la capacité aux agents publics. Je partage ce que tu disais sur “se sentir porter de l'intérêt général”, alors que quand on parle aux agents publics il y a un mal-être. Ils ne se sentent pas porteurs de l'intérêt général : ils sont porteurs, mais ils n'en ont pas les moyens. Avec la Société des Communs, l’enjeu est de redonner la capacité aux agents publics à travailler avec la société civile, en pensant de nouveaux outils. Aujourd'hui on a le marché public, le PPP et au mieux la subvention (de moins en moins, maintenant c’est l’appel à projets). C'est libérateur pour les administrations et les agents publics de leur dire qu'on peut retravailler avec la société civile. On le propose comme projet société à gauche parce qu'on pense que c’est en capacité de repenser leur logiciel.
Sébastien : Le fait de caractériser à gauche n'est pas si évident. C'est une vraie question stratégique. Premièrement, il y a une perspective normative assez générale, la société des communs n'est pas une société que des communs. Le marché est un moyen d'allouer les ressources de s'organiser entre des communs, et l'État est garant aussi, mais il faut montrer qu'il y a une troisième forme institutionnelle qui permettrait d'organiser des secteurs de la société. Certains secteurs resteraient sur le marché, le luxe par exemple. L'éducation, l'hôpital, la justice sont d'intérêt général, mais d'autres secteurs - la sécurité sociale et la sécurité sociale de l'alimentation - peuvent être gérés en commun. L’état et le marché peuvent être communalisés en intégrant de la dimension coopérative et démocratique. C'est le point de vue normatif. Pour répondre plus spécifiquement à la question du moment politique dans lequel on se trouve, j'ai l'impression qu'il y a une opportunité parce qu'il y a un besoin. Il y a un recul de l'État et une prédation du marché, et c’est généralement là où les communs réémergent. C'est ce que dit Michel Bauwens. Il y a une nécessité de faire du commun - presque même si les gens ne veulent pas. Ils le font par nécessité et s’auto-organisent par besoin. Il y a une deuxième opportunité ; l'État a été transformé pour faire de la collaboration avec le privé et le néolibéralisme peut être une ressource stratégique pour les communs. Comme à Barcelone, les partenariats publics-privés peuvent être transformés en Partenariat Public Commun (PPC). Il y a des outils stratégiques que l' on peut saisir. Par contre le point d'interrogation avec la société des communs, c'est le besoin de sécurité des gens, au sens global sécurité sociale etc. Dans une perspective Polonaise, les liens organiques sont défaits et il y a des risques de précarisation provoqués par le néolibéralisme géopolitique marchand. Ce besoin de sécurité peut faire aller vers des gouvernements autoritaires et anti-commun. Même les gens de gauche comme nos services publics ont ce besoin de sécurité, ils disent qu’il faut défendre les services publics tels qu'ils existent aujourd'hui car on a pas les moyens de penser à une transformation des services publics. Il faut d'abord qu'on défende ce qu'on a. Donc je vois à la fois des opportunités mais aussi des décalages dans le projet politique et le moment politique dans lequel on est pour vraiment avancer vers une société des communs. Ce besoin de sécurité est en faveur d'un développement d'une société des communs aujourd'hui. Il faut réussir à tenir ces deux bouts pour sécuriser l'état social et en même temps proposer une alternative. Et ça on ne sait pas encore comment naviguer là-dedans.
Rémy : On est au fond de l'interstice. Je vois deux initiatives marquantes : (1) la petite échelle, au sein de l'ESS (ZAD, acteurs des coopératives) qui lancent l'opération milliard (lever un milliard pour aider les coopératives et les acteurs de la transition écologique à se développer) (2) et nos services publics (qui a fait beaucoup de bruit puisqu'il y a une shadow première ministre de gauche qui en a émergé) qui dit de défendre les services publics. Il nous aiment bien on les aime bien, mais on se comprend pas parce que d'un côté on défend les services publics, de l'autre, ils se disent “bon bah l'État au mieux il donnera de l'argent si jamais c'est des gens de gauche ils nous fileront de la subv.” C'est le mieux qu'ils espèrent, mais ils espèrent pas plus de l'État. On est coincé entre les deux. J'aimerais qu'on arrive à construire cette transformation entre les deux, qui semble centrale. On peut pas se dire que c'est satisfaisant de juste défendre le service public. Il y a 6 millions de fonctionnaires, les choses ne vont pas non plus super. En plus ce n’est pas complètement audible de la part du grand public.
Thomas Boccon-Gibod : L’un des problèmes c’est qu’on raisonne comme si l’État était différent de la société. L’État n’est jamais qu’une façon de se représenter et de réfléchir la société dans son ensemble. Quand on parle d’intervention de l’État on pense en général à quelque chose comme des subventions ou des nationalisations, ça fait rigoler parce que quand l’État organise le marché, ne serait-ce que la taxation différenciée des biens et services, c’est déjà une intervention. L’Etat est partout, même dans le marché. C’est une façon d’organiser nos rapports. C’est pour ça que j’ai une résistance face à la formule “Société des Communs” parce qu’il y a une pluralité de communs et on se demande quelle est unité de la société. Ce que disait Sébastien sur l’acception qui ne serait pas de gauche d’un commun – pour le dire vite, “not in my backyard”, je protège mon commun, qui peut paradoxalement bien résonner, sur un malentendu on peut capter des voix RN.
Sébastien : On avait hésité. On avait contacté tous les députés, même les macronistes, mais pas les députés RN. Les députés de l'opposition nous ont dit d'aller voir des députés macronistes, ils ont les rênes du pouvoir. On en avait discuté avec Olivier De Schutter - homme politique et académique - qui n'est pas pour catégoriser les communs à gauche. C'est un vrai débat stratégique et le risque est ce qui s'est passé à Barcelone où les communs ont été caractérisées comme de gauche avec la liste Barcelona en Comù. Quand la droite est arrivée, ils ont arrêté tout ce qui ressemble à du commun parce que c'était lié à la gauche. Il va falloir avoir une position type environnement. Greenpeace qui ne prend pas position en disant que l'environnement concerne tout le monde, il ne faut pas que l'environnement soit de gauche.
Rémy : C'est en partie pour ça qu'on a bifurqué. Les communs c'est pas de gauche parce qu’on trouve pas de commun. Les gens de ces écosystèmes sont à la recherche du commun Pur et Parfait. Les communs c'est un peu comme l'entreprise, ça n'existe pas, c'est complètement évanescent. Ceux qui se raccrochent à la pureté des communs en sont réduits à tout critiquer, comme ils ne trouvent pas de commun pur et parfait. L'ordo-communisme par contre c'est fondamentalement de gauche. C'est beaucoup plus intéressant de penser comment communalise les services publics et nos institutions en profondeur et trouver des réponses concrètes pour organiser des services à différentes échelles que de parler des communs. Sinon on s'enferme très vite dans un rapport type ESS France - on soutient les communs, financièrement. C'est une bonne chose mais c'est pas ce qu'on a envie de faire. Ca c'est de gauche et la clé c'est de refonder le logiciel de la gauche - ça peut nous aider à repenser le socialisme.
Thomas Boccon-Gibod : Il y a un problème sur la perception de ce qui nous rend riche et ce qui nous rend puissant. Derrière le commun, il y a souvent une histoire de réorganisation pour sauver les meubles ; “au moment de la catastrophe on aura au moins des abricots, de l’eau, de l’électricité, un potager partagé.” Il y a cet imaginaire anxiogène. La question c’est comment la réflexion sur les communs peut être réellement enthousiasmante. Quelque chose qui nous rend plus puissant, fort, résilient (encore que la résilience ça reste un peu négatif). Comment on fait évoluer nos catégories générales – le PIB, la richesse collective pour comprendre pourquoi on a besoin des communs et de communaliser les services publics.
Rémy : Je réécoutais Eloi Laurent, qui citait une étude de 75 ans sur ce qui rend heureux. C'est les liens sociaux. C'est puissant parce que ça couvre les communs. L’avantage de parler des communs par contre c'est que ça concrétise. Le communalisme et communaliser les services publics c’est pas très sexy. Des expériences de commun qui produisent des résultats il y en a plein à petite à grande échelle - Wikipédia par exemple riche.
Sébastien : Où la sécurité sociale, dans la perspective du déjà la communiste de Friot. Ça ouvre la piste à une relation entre un commun national et un État qui le soutient.
Thomas Boccon-Gibod : Quand on a fait la Sécurité sociale, dans les années 1945, ça coûtait trop cher, mais on l’a fait. Donc non, ce n’est pas vrai que ça coûte trop cher. C’est ici qu’il faut combattre avec des outils, des concepts. À une époque je voulais écrire un bouquin qui s’intilulait “qu’est ce qui coûte cher ?”
Sébastien : Il y a un bouquin ; “Combien coûte le masculinisme.” C'est une féministe qui l’a écrit et c'est hyper bien. Ça coûte plusieurs milliards d'euros en France ; les hommes ont plus d'accidents en voiture, d'accidents parce qu'ils boivent, de problèmes de santé … les femmes battues évidemment, problèmes psychosociaux.
Thomas Boccon-Gibod : Penser la santé par la prévention.
Rémy : On a proposé à Chloé Gaboriau avec qui tu as dû travailler, c'est dans son livre sur l'intérêt général que j’ai lu ton article, où tu parlais de Maurice Hauriou et de Léon Duguit. On cherche des personnes ressources pour échanger et organiser des temps pour y réfléchir collectivement. On va peut-être écrire un article issu de notre discussion, c'est ok pour toi ? Si c'est le cas on te l'envoyer.