La conscientisation politique des communs
Grand entretien avec Edouard Jourdain
Propos reccueillis par Rémy Seillier et Sébastien Shulz
Que retenir pour l’émergence d’une société des communs ?
Résistance et coopération dans les luttes contre le néolibéralisme.
- Jourdain souligne un éparpillement des luttes locales en France, souvent menées par de petites associations et tiers-lieux, qui s’épuisent faute de coopération plus large. Il plaide pour un modèle du « confédéralisme » pour que ces initiatives passent à l’échelle.
- Il critique les luttes internes parmi les « commoneurs », notamment vis-à-vis du rôle à accorder à l’État et plaide pour une prise de conscience politique des acteurs des communs.
Stratégies politiques et alliances pour un rapport de force
- Pour créer un rapport de force avec l’État, Jourdain plaide pour des alliances stratégiques avec des élus, des ONG, et des associations, mais il insiste aussi sur l’importance de la pédagogie pour sensibiliser la population.
- Il voit une prise de conscience grandissante chez les étudiants, y compris dans des écoles de commerce, ce qui lui donne espoir pour l’avenir.
Politiques publiques et transformation de l’État I
- Il défend des initiatives comme la comptabilité « care » qui permettrait internaliser les externalités sociales et écologiques des entreprises, et propose des solutions législatives pour institutionnaliser les communs, comme un statut juridique pour les communs et des banques d’investissement spécialisées.
- Il propose la création d’un conseil économique et social dédié, représentant les communs et coopératives, pour soutenir modèle économique alternatif.
- Il insiste sur l’idée de fédérer les communs à une échelle plus large, avec un État repensé, plus horizontal et en interaction avec les communs.
- Il évoque le concept de « diplomatie des communs », en soulignant comment les communs permettent de penser des coopérations internationales sans instance politique surplombante.
Edouard Jourdain est maitre de conférences en sciences-politiques à l’Université Catholique de l’Ouest. D’abord spécialiste de la pensée libertaire, de l’histoire de l’anarchisme et en particulier de Pierre-Joseph Proudhon, il s’intéresse à toutes les questions de théorie politique liées aux communs. Il publie notamment un Que-sais-je ? sur le sujet en décembre 2021, ainsi qu’un texte en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès sur Les nouveaux biens communs – repenser l’Etat et la propriété au XXIe siècle, aux éditions de l’Aube, en janvier 2022. La même année, il consacre aussi un ouvrage à la pensée d’Elinor Ostrom, Le gouvernement des communs, dans la collection “le bien commun” chez Michalon.
Rémy Seillier : Quelles sont les pistes de résistances au néolibéralisme qui te semble actuellement les plus importantes : dans les mobilisations, dans les entreprises ou encore dans les institutions publiques ?
Édouard Jourdain : J’ai du mal à identifier les lieux emblématiques. À l’international il y a le Rojava, même s’il y a des critiques. Si on prend le cas de la France, je vois un éparpillement très important de petites luttes très locales, de petites associations, de petits tiers-lieux… qui font de la résistance à leur échelle, mais en s’épuisant, en épuisant les individus qui y participent, on le voit particulièrement dans le milieu associatif. Pour que ces initiatives et ces lieux aient un impact (c’était l’objet du livre avec Emmanuel), je pense qu’il faut repenser les formes de coopération. On peut appeler ça un fédéralisme par le bas. C’est peut-être votre idée de société des communs, parce que sans ça, ça sera difficile. Après ce qui me donne espoir, c’est qu’en tant qu’enseignant, depuis 4 ou 5 ans, on voit une conscience de la part des étudiant.es qui sont de plus en plus radicaux, et même dans les écoles de commerce. Et cet espace de lutte culturelle est important.
Sebastien Shulz : Pourquoi ça ne s’organise pas selon toi ?
Edouard Jourdain : Je vois deux éléments, un qui vient du haut et un qui vient du bas. Par le haut, l’État ne facilite pas choses, l’argent est le nerf de la guerre. Et c’est un problème de tout le tissu associatif ou des communs, qui passent leur temps à chercher des financements. Par le bas, il y a un problème politique et culturel. Il n’y a pas de conception politique des communs. J’ai beaucoup travaillé avec des gens qui travaillent dans les communs, mais qui n’ont pas de vision politique. Quand j’ai écrit mon article sur l’anarchisme et les communs, ça leur a parlé. Je pense qu’il y a un travail de conscientisation politique des commoneurs à mener. Et deuxième élément plus problématique, il y a beaucoup de commoneurs qui sont pris dans des querelles de chapelle, entre les tenants de l’État tiers (avec les communs à côté), ceux qui sont pour transformer l’État par les communs, etc. Du coup, on a des petits idéologues qui ne permettent pas qu’on avance ensemble.
RS : Selon toi, quels projets ou initiatives locales te paraissent des modèles de gouvernance des communs à étendre à d’autres échelles ?
Édouard Jourdain : J’ai envie de citer le travail de Alexandre Rambaud et Jacques Richard sur la comptabilité. Ils m’ont ouvert les yeux sur la comptabilité comme le cœur du capitalisme. Dans mon livre sur le sujet, autour de la comptabilité care, je défends que c’est une initiative à étendre et diffuser. Pour l’instant ce qui compte c’est le capital financier, dont les entreprises doivent faire en sorte qu’il soit a minima à l’équilibre. Et leur idée c’est de mettre aussi la nature et les humains, avec des dettes, et dès que l’entreprise les use, il doit y avoir une réparation, pour un maintien à niveau. Ce système comptable pourrait ainsi internaliser les externalités sociales et écologiques des entreprises. Il y a quelques expérimentations, par exemple Fermes d’avenir, ou encore Danone. Et elles sont intéressées parce que ça permet de donner les indicateurs les plus fiables possible en termes d’impacts. L’entreprise peut voir réellement quel est son impact. Donc beaucoup vont le mettre en place (comptabilité double) pour voir ce que ça donne. C’est intéressant et fondamental, et pourrait faire l’objet de législation.
SS : Cela s’aligne en plus les obligations de reporting qui se développent au niveau européen.
Penses-tu que l’État pourrait mettre en place des législations et des politiques publiques pour instituer une société dans laquelle les acteurs ont davantage intérêt à coopérer ?
Édouard Jourdain : On pourrait commencer par cette législation sur la comptabilité Care. Je pense aussi qu’il faudrait un statut juridique pour les communs, pour institutionnaliser (même en tant qu’anarchiste) des partenariats publics-communs. Instituer juridiquement ça par la loi. À cet égard il y a un rapport de l’Échelle de la communalité qui donne beaucoup de pistes. Par ailleurs, une Banque des communs de l’investissement pourrait être une piste. Débloquer des crédits par l’évaluation de dossiers par les pairs. Benoît Borrits a travaillé sur cette idée de banque d’investissement. On pourrait aussi développer des choses autour des labels. Comment concevoir des labels estampillés « communs » qui pourraient faire l’objet de marché public, mais entre les entreprises. Aujourd’hui c’est soit de l’esbroufe, soit ça résulte des marchés. Donc des labels repensés.
RS : Par où commencer ? Quelles seraient les propositions prioritaires pour transformer les secteurs économiques dominants (énergie, finance, agroalimentaire) ?
Édouard Jourdain : Sur cette question-là, je ne suis pas du tout localiste. On dit les communs ça ne marche pas à la grande échelle, mais c’est l’inverse ! Je donne un exemple des États-Unis sur l’électricité. L’État était bien emmerdé parce que les États-Unis n’avaient que 20% du territoire qui était électrifié. Ce que va faire Roosevelt, c’est de déléguer l’électrification à des formes de communs / syndicats autogérés, qui se sont constitués en réseaux. Et ça a cartonné. En quelques années ils ont électrifié le territoire, en vendant à prix coûtant. Ce passage à l’échelle peut marcher. Le président donne du budget, il incite l’initiative, et ensuite les gens se sont auto-organisés. Une autorité peut impulser une action qui va ensuite s’autogérer.
SS : Comment élargir à la transformation de l’État et plus largement à d’autres éléments de l’action publique ?
Édouard Jourdain : J’avais une recherche post doctorale « Anticiper les conflits armés » à Polytechnique qui n’avait rien à voir avec les communs. J’ai essayé de le lier aux communs. Au début j’avais du mal, et en fonction de certaines lectures, comme Sévérine Autesserre (peace building – https://severineautesserre.com/?lang=fr), j’ai essayé de faire ce lien, avec les sorties de guerre, ou les collectifs sans État, voire malgré l’État. Je m’y intéresse sur le prisme des relations internationales. Donc à travers cette notion de « diplomatie des communs » que j’essaie de construire.
RS : Cela fait le contrepoint des travaux de Hobbes et de la capacité des humains à coopérer sans contrainte externe. Justement sur la question de la coopération, que penses-tu de l’hypothèse de l’ordo-communalisme ?
Édouard Jourdain : Alors c’est en effet une question qu’on pouvait débattre avec Emmanuel [Dupont] qui a un bagage plus républicain par rapport à mon parcours plus anarchiste. On se rejoignait en mettant de l’eau chacun dans notre vin. Je pense que c’est pertinent de transformer l’État, dès lors qu’on transforme le paradigme de ce qu’on entend par État. Non pas seulement en tant que garant de l’intérêt général, mais comme le seul à avoir le monopole du pouvoir. Et pour retrouver une démocratie réelle, authentique, et directe, il faut nécessairement repenser l’État, et le penser de manière non pas descendante, même s’il peut y avoir des initiatives ou des législations (bien qu’il faut définir lesquels) mais avec des contre-pouvoirs. La transformation de l’État par et pour les communs ne peut se faire que lorsqu’il y aura un contre-pouvoir, par une fédération de communs. Donc il faudra une modalité d’organisation horizontale de la société civile, mais sans que cette organisation soit l’œuvre de l’autorité publique, avec la question difficile d’articuler les deux. Et là où c’est intéressant, c’est le concept de la fédération. Proudhon va articuler le fédéralisme politique (une sorte d’État revisité par les communs) et le fédéralisme économique (les entreprises revisitées par les communs). Une piste également perçue par Dardot et Laval il me semble.
RS : Proudhon a eu du mal à penser complètement la fédération de manière satisfaisante.
Édouard Jourdain : Chez Proudhon, on a des détails de la manière de faire cette fédération. Je dirai que s’il y a un impensé, c’est autour de la notion de commune. La commune est le lieu politique de référence depuis les Grecs, on sait bien que c’est l’espace politique de la cité, ni trop grand ni trop petit. Mais chez Proudhon, il y a une sorte de confusion sur le statut de la commune. Est-ce que c’est une sorte de mini-État, avec l’armée et la police, etc. Ce qui ouvre à la possibilité de la sécession (il écrit son texte en même temps que la sécession américaine). Mais il y a un impensé en termes de droit constitutionnel, et de pensée du fédéralisme. Il peut y avoir un danger de fragmentation, ou de relativisme, par exemple on peut concevoir une commune fasciste qui fait une politique raciste dans son coin. Là-dessus Bookchin a essayé de dépasser cette contradiction, avec son idée de confédéralisme, où dès lors qu’une commune trahit le pacte auquel elle avait participé, elle peut faire l’objet d’une intervention humanitaire, mais ce qui pose d’autres questions, notamment sur le droit d’ingérence.
SS : Dans Les nouveaux biens communs (2022) tu expliques qu’il faut créer un rapport de force avec l’État. Selon toi, quelles sont les meilleures alliances pour créer ce rapport de force en France et en Europe ? (ONG, élus ?).
Édouard Jourdain : l faudra des alliances, mais de là à en cibler une, c’est difficile. Je pense à Dominique Potier élu PS, des ONG, des associations, etc. Je pense aussi que l’enjeu est dans la pédagogie. Il faut essayer de trouver des entrées à partir desquelles les individus se sentent concernés. Je pense aux dernières réflexions de Latour, disant qu’il faut que les gens doivent aujourd’hui penser leurs dépendances pour qu’ils y attachent une importance. Et cette pensée de la dépendance est stimulante autour des enjeux sur l’énergie, de l’alimentation, etc. C’est un premier pas, pour qu’ils sentent que ces objets de dépendance peuvent être mis en danger, et que donc il faut les défendre et en prendre soin en tant que communs. Mais la question, c’est comment on œuvre de manière globale avec des fronts qui prennent la forme de réseaux. Peut-être que l’IA peut aider. Je vois ça comme un outil avec évidemment un danger potentiel.
SS : Quelle serait LA proposition phare à faire pour une Société des Communs ?
Edouard Jourdain : L’idée de diplomatie des communs me semble essentielle. Ça s’applique aux villes sans peur qui est un réseau de communes qui essaient de penser le municipalisme. Société civile qui peut être incluse en plus d’un corps diplomatique classique.
Dernier élément, en termes de représentation, même si on n’y est pas encore, c’est l’idée de penser un conseil économique et social fort, qui puisse avoir l’équivalent des pouvoirs du parlement, pour représenter un tissu économique et social, qui serait le fait de communs ou de coopératives. Mais ce qui suppose d’aller dans un autre système économique.