État, démocratie et communs d’intérêt général
Grand entretien avec Thomas Boccon-Gibod
Propos reccueillis par Rémy Seillier et Sébastien Shulz
Thomas Boccon-Gibod est maître de conférences en philosophie à l’Université Grenoble Alpes (UGA). Il est spécialisé en philosophie politique et en théorie des institutions. Sa recherche explore des thématiques autour de la souveraineté, de l’autorité et de la démocratie.
Pourquoi cet entretien ?
Avec Pierre Crétois, Boccon-Gibod a dirigé État social, propriété publique et biens communs, où ils analysent comment les biens communs peuvent servir de levier pour repenser la société au-delà des limitations de l’État et des institutions politiques actuelles. L’ouvrage se concentre sur l’idée que les communs peuvent être institutionnalisés pour soutenir un modèle de société égalitaire, en offrant une alternative radicale aux structures de propriété qui favorisent les inégalités.
Dans Les communs sans tragédie, co-dirigé avec Thomas Perroud, il aborde comment les communs pourraient offrir des solutions aux défis écologiques et sociaux actuels, en redéfinissant la sphère publique et en créant des alternatives à la propriété privée et publique, souvent liées aux logiques du marché et de l’appropriation individuelle.
Il a codirigé Souveraineté et néolibéralisme sorti en juin 2023 aux éditions du Bord de l’eau, avec Éric Fabri, Martine Kaluszynski et Odile Tourneux. Enfin, en collaboration avec Alban Mathieu, il a dirigé le livre Monnaie, souveraineté et démocratie, qui examine la relation complexe entre souveraineté politique et systèmes monétaires, et propose une réflexion critique sur la monnaie en tant qu’outil démocratique dans un contexte de crises récurrentes du capitalisme financier.
Que retenir pour l’émergence d’une société des communs ?
- La démocratie comme réflexivité collective
Thomas Boccon-Gibod souligne que la pensée des communs reste trop souvent focalisée sur la protection de micro-espaces autonomes et ne développe pas assez une conception affirmative et réflexive de la démocratie. Or, la démocratie ne consiste pas seulement à se défendre contre des logiques dominantes, mais à affirmer un projet politique collectif, permettant à la société de se penser elle-même dans toute sa complexité et ses conflits.
- Articuler intérêt général et intérêt collectif pour dépasser le localisme
Nous devons clarifier l’articulation entre deux dimensions de l’État : d’une part, l’intérêt général, porté par l’État en tant que puissance publique ; d’autre part, l’intérêt collectif, qui renvoie à l’État envisagé comme expression de la société politique. Dans cette perspective, l’intérêt général doit être compris comme un outil au service de l’intérêt collectif, et non comme une finalité séparée ou supérieure. Cela suppose de dépasser une approche strictement localiste ou expérimentale des communs pour qu’ils participent pleinement à la définition de finalités collectives à l’échelle nationale ou globale.
- Le commun d’intérêt général : une tension féconde
Reconnaître un commun comme relevant de l’intérêt général implique une altération de son autonomie locale, mais lui donne en retour une légitimité élargie. Cette tension entre gouvernance démocratique locale et inscription dans un cadre collectif plus vaste est au cœur de la possibilité d’une société des communs à l’échelle nationale.
- Réinvestir et transformer la démocratie représentative
Plutôt que d’opposer les communs à l’État, Boccon-Gibod appelle à renforcer la démocratie parlementaire par l’intégration de dispositifs délibératifs comme le tirage au sort ou des conseils citoyens permanents. Ces institutions représentatives repensées permettraient d’articuler les différentes échelles de décision, tout en conservant une capacité réflexive sur la société dans son ensemble.
- Transformer les catégories de l’action publique pour rendre les communs visibles et désirables
Il est essentiel de repenser les catégories dominantes de l’économie et de la gouvernance, comme le PIB ou la notion de richesse, pour faire émerger une représentation positive et partagée des communs. Cela suppose de transformer les institutions de mesure, de financement et d’évaluation pour reconnaître pleinement la valeur collective, sociale et écologique portée par les communs.
Rémy Seillier : Pourquoi selon vous est-il essentiel de travailler sur la transformation de l’État ?
Thomas Boccon-Gibod : Il faut s’intéresser à la puissance publique, c’est sûr, mais en philosophie on n’est pas très nombreux à s’intéresser à l’État. La philosophie politique mobilise beaucoup les théories critiques de Marx ou Bourdieu, et pour mon travail je me suis confronté à la littérature du New Management Public, au droit administratif et aux discours du pouvoir. Mais il n’y a pas de pensée démocratique des institutions. Balibar parle des conditions non démocratiques de la démocratie, des réalités de l’exercice du pouvoir. On est très fort pour produire de la connaissance sur la domination et l’exploitation. Mais on manque de propositions pour penser des institutions démocratiques. C’est quoi un pouvoir démocratique ? Comment est-ce que ça s’articule à d’autres pouvoirs ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Quels sont les pièges à éviter ? Quelles sont les impasses ? Quels sont les problèmes qu’on ne résoudra jamais parce qu’il y a peut-être aussi une antinomie entre pouvoir et démocratie … On ne dit rien, et en face ils disent plein de choses. Je pense à Hayek qui est la référence pour quelqu’un comme Edouard Philippe – une des personnes qui lisent le plus parmi la mouvance libérale conservatrice. On fait avec ce qu’on a, on utilise la théorie qui existe, et c’est l’ordolibéralisme ou le libéralisme Hayékien, qui reste la tentative la plus ambitieuse à ce jour de déployer une pensée des institutions à la fois sur les terrains économique, juridique et de l’histoire des idées. La théorie anthropologique d’Hayek est délirante, son histoire des idées politiques est complètement fausse, sa théorie économique est très contestable, mais sa réflexion est cohérente, il tient tous ces aspects ensemble. C’est le seul à faire ça, nous en face on n’a rien, seulement des morceaux d’une réflexion d’ensemble. Ce n’est pas acceptable. Je me suis intéressé récemment à la monnaie avec des amis économistes post-keynésiens. On entend beaucoup parler de la souveraineté monétaire, mais démocratiquement, qu’est que ça signifie ? Je me suis rendu compte que les économistes de gauche (proches d’Aglietta par exemple) avaient une conception parfois ringarde voire dangereuse de la souveraineté, qui véhicule une figure hyper autoritaire du politique. Au fond, tout collègue qui veut politiser l’économie se veut rigoureux. Simplement par ignorance, à cause de la division du travail académique, ils utilisent les concepts existants, et ceux en circulation sont catastrophiques. Ils souffrent du fait que les rares économistes qui se sont intéressés à la pensée politique comprennent des gens comme Jacques Sapir, qui est proche du RN aujourd’hui (et qui dit rigoureusement n’importe quoi sur la souveraineté).
Rémy Seillier : Est-ce qu’il y a des communs qui peuvent dépasser l’intérêt collectif de la communauté qui les gère pour tendre vers l’intérêt général ? Et si oui, sous quelles conditions ? Quels sont selon vous les différences fondamentale entre un commun et un service public qui serait « communaliser » (au sens d’organiser comme un commun) ?
Thomas Boccon-Gibod : Il y a à la fois une différence d’échelle et une différence qualitative. À la suite de l’émergence du mouvement des communs avec Elinor Ostrom ou avec les expérimentations italiennes (notamment autour de la Commission Rodotà), le commun devient un paradigme alternatif pour accompagner des expérimentations locales. Il embrasse une échelle restreinte car sa communauté est plus restreinte que la communauté politique. En effet, aujourd’hui le politique est structuré par l’échelle nationale et les catégories politiques sont issues de catégories étatiques. Lors d’une journée d’études – organisée avec Pierre Crétois sur l’État social, la propriété publique et les biens communs – Serge Audier disait que c’était du spontanéisme et je le rejoins : il manque la dimension institutionnelle. Mais pour moi ce n’est pas qu’une question d’institutions. Ostrom disait bien que le commun ne fonctionnait pas sans système de gouvernance et de ce point de vue je suis un peu Durkheimien : dans la communauté étatisée, il y a une dimension d’auto-réflexivité de la société. L’État c’est la société dans sa plus grande généralité qui se reflète et qui se pense. Elle ne se pense pas adéquatement, mais de façon un peu imaginaire. Cette dimension de fantasme et d’idéal collectif manque à la pensée politique de gauche contemporaine. La démocratie n’est pas seulement une question de se défendre, mais aussi d’affirmer un projet politique. Cette dimension de réflexivité n’est, à mon avis, pas assez présente dans la pensée des communs, à part l’idée d’abolir le droit de propriété dans la Déclaration des Droits de l’Homme, mais il n’y a pas de mention de réflexivité transversale.
Pour revenir plus précisément à votre question, je crois que la réflexion sur les communs souffre fondamentalement d’un manque de distinction entre deux aspects de l’État. D’un côté l’État, au sens large, est la forme de la société politique. C’est le sens que donne à l’État un penseur comme John Dewey, qui est une boussole aujourd’hui pour beaucoup de pensées radicales de gauche. Et d’un autre côté l’État, au sens étroit, est l’organisation de la puissance publique. Ce sont en fait deux aspects de ce qu’on appelle l’État. Ce qu’il faut comprendre c’est l’articulation entre les deux sur le plan pragmatique. L’idéal général de la pensée des communs est celui d’une émancipation de l’individu au moyen de ses liens sociaux. C’est ce que vous appelez l’intérêt collectif. Il ne faut pas l’opposer à l’intérêt général mais montrer au contraire que celui-ci est à la fois au service de l’intérêt collectif et constitue déjà une dimension de celui-ci. Mais pour cela, il faut comprendre au préalable comment les micro-communs, les micro-intérêts collectifs au sens où vous les entendez, constituent en fait un aspect de l’intérêt collectif global de la société. Sinon, on manquera l’articulation de la pensée des communs avec un débat collectif national.
Sébastien Shulz : Essayons de traiter cette question de la différence entre un commun local et un commun d’intérêt général à travers des exemples. Une communauté qui gère des forêts en Amazonie, elle gère ses propres communs, mais certains diront que la gestion durable des communs locaux à des effets et incidences beaucoup plus larges, et donc participe d’une forme d’intérêt général. Si on considère que, dans certains cas, la gestion collective d’une forêt ou d’une pêcherie peut contribuer à l’intérêt général, comment on le caractérise ? Comment déterminer qu’un commun est d’intérêt général et est-ce que ça change quelque chose à la nature du commun lui-même ?
Thomas Boccon-Gibod : Vous vous demandez ici si la reconnaissance par la puissance publique de l’intérêt général d’un commun change quelque chose à ce commun ?
Sébastien Shulz : Oui, c’est une partie de la question. Est-ce à l’État de déterminer que c’est d’intérêt général ? Ou peut-on envisager d’autres manières de caractériser l’intérêt général : des critères, des principes ou des procédures propres à la société qui ne passeraient pas par l’État ? Comment on définit au niveau théorique mais aussi au niveau processuel l’intérêt général ? Et si un commun est défini comme d’intérêt général, est-ce que d’autres règles s’imposent à lui et viennent en contradiction avec l’auto-organisation « pure » du commun ?
Thomas Boccon-Gibod : Une partie de la difficulté vient peut-être encore une fois du flou autour du concept d’État. Si on entend État comme un gouvernement qui détient l’administration sous son emprise, alors on est sur le modèle de l’État tutelle. En revanche, l’État est un peu ce qu’on veut en faire. Si on pense que ce n’est rien de plus qu’une forme de réflexivité de la société sur elle-même, on peut imaginer des procédures, « bottom up » pour le dire vite, processuelles, de certification de l’intérêt général ou de l’intérêt collectif. Et on pourrait considérer que ce type de procédures, à partir du moment où il appartient du droit de l’État, c’est de l’État, même si ce n’est pas centralisé ou défini par en haut. Ça reste du droit public, du droit étatique, simplement il fait partie des nombreuses limitations au pouvoir de commandement. On pourrait trouver des réflexions classiques du droit public en ce sens, chez le doyen Hauriou par exemple (même si ce n’était pas le juriste le plus progressiste du monde par ailleurs). Le problème aussi est que le pouvoir pâtit en France d’une forte culture monarchique d’État. Cela n’a pas toujours été comme ça. Dans la deuxième moitié du 20ème siècle une conjonction de facteurs a renforcé le pouvoir exécutif au niveau politique et dans la structuration de l’administration. Nous pourrions pourtant tout à fait avoir une conception un peu plus élargie de l’intérêt général et de la façon dont on le représente.
Rémy Seillier : D’un point de vue pratique, qu’est-ce que ça change pour un commun d’être qualifié d’intérêt général ? Est-ce qu’on viendrait sur-imposer des obligations d’intérêt général ou de service public qui contrediraient le principe d’auto-organisation ?
Thomas Boccon-Gibod : L’altération me paraît inévitable, à partir du moment où quelque chose de local est reconnu d’intérêt collectif avec une dimension plus générale, il y a des obligations pour les acteurs, mais aussi un surcroît de légitimité. Est-ce que pour autant cela restreint la dimension démocratique du commun local ? Probablement, mais cela dépend de l’image qu’on se fait de la démocratie. Il n’est pas dit que la démocratie doit prendre la forme d’une élection toutes les X années. Au départ ce n’est pas ça la démocratie, donc d’une certaine façon notre conception de la démocratie va évoluer avec la façon dont le pouvoir est réparti. Ce qui m’intéresserait c’est de savoir comment on contrôle, détermine les communs, et quelles finalités de l’organisation locale correspondent à un intérêt général ? Comment on hiérarchise ces différentes finalités de la société pour comprendre dans quelle mesure l’organisation locale participe de l’intérêt général.
Rémy Seillier : Si on prend le sujet de l’éducation, souvent évoqué par Thomas Perroud. Quelle est selon toi la différence entre communaliser l’école publique et avoir des écoles gérées en commun ? Par exemple, y a-t-il un risque que les écoles gérées en communauté soient en contradiction avec certains principes de l’Éducation nationale, ou même certains principes républicains ?
Thomas Boccon-Gibod : Certains sociologues présentent les écoles Montessori comme le nouveau havre des parents bourgeois et d’une élite sociale qui fait sécession. Thomas est un peu formé en droit comparé France-Angleterre, et son utilisation un peu forte de l’école du Public Choice comme outil de démocratisation me fait un peu tiquer. Cela dit, j’ai vraiment bien aimé son livre sur le service public coopératif. Au sujet de la représentation qu’on se fait de l’école républicaine, une collègue – philosophe du droit qui s’est intéressée à la tradition du droit public et du droit social allemand, et qui vit à moitié en Allemagne, disait : « quand j’amène mes enfants en France, j’ai l’impression de livrer un burger ». Gierke, dont elle est spécialiste, est un juriste allemand de la fin du 19e au fondement du droit social, et est beaucoup mobilisé par les Italiens qui s’intéressent au communs. Sans lui, les figures tutélaires du droit public français que sont Hauriou et Duguit n’auraient pas eu les mêmes sources de leur pensée. L’administration française vient de l’administration ecclésiale ; à la fois des techniques et du modèle de l’Église, Bourdieu entre autres l’avait très bien vu. Le fonctionnaire français est un peu un clerc. Il est dépositaire en son nom de l’intérêt général du service public, parfois de manière tragique – il porte ces valeurs jusqu’à l’héroïsme. Ce sont des valeurs qui sont réellement motivantes mais qui peuvent fermer l’institution scolaire sur elle-même et sont parfois au détriment d’une coopération avec les intéressés (les parents notamment). Il y a un effet de structure et un effet de représentation mentale. Bien sûr l’histoire de l’administration en Allemagne n’est pas la même, mais cet imaginaire de la corporation est fécond : c’est une forme intermédiaire où il devient possible de concevoir une communauté avec les agents publics. Il faut faire la part des principes (inclusivité, égalité, coopération) et des représentations qu’on a des institutions. Il faut partir de concepts de coopération, de collaboration, de conciliation, qui sont l’équivalent du « lien social » dans les années 1900, ou de la « solidarité » promue à l’époque par des philosophes et hommes politiques comme Léon Bourgeois. Il faut travailler la manière dont ces concepts peuvent être mis en œuvre mais on a du mal à identifier des concepts techniques opérants qui soient distincts du New Public Management ou du Public Choice, c’est-à-dire du calcul de l’intérêt de l’individu. Dire aux gens : “c’est votre intérêt bien réfléchi que de penser à ça…”, cela rejoint la question de la transformation de l’économie par l’État. Ce n’est pas seulement la question de l’intervention de l’État mais la manière dont il se pense lui-même, et pense son intervention autrement. Si on considère la société comme une somme d’intérêts, c’est déjà fichu, on n’y arrivera pas. L’État va se raidir en garant intangible de l’intérêt général parce que tout le reste ce sera le chaos, et lui et ses fonctionnaires seront gardiens du temple.
Rémy Seillier : Cela me semble être une différence fondamentale. Par exemple, quand Thomas Perroud propose la notion de Voucher pour financer l’éducation. C’est en partant du principe que chacun, guidé par son intérêt, choisira et soutiendra l’école qui lui convient. Plutôt que de créer de nouvelles écoles gérées en commun (comme on peut voir se développer des écoles alternatives, démocratiques, etc.), tu sembles nous inviter à penser comment l’école républicaine peut intégrer la coopération. Tu proposes de démocratiser le service public et de le rendre plus coopératif ? Comment envisages-tu la mise en œuvre de cette transformation ?
Thomas Boccon-Gibod : Je n’en suis pas encore là. Pour l’instant je ne l’ai pensé qu’en termes de concept, de savoir “quelle est la grammaire d’action pertinente”.
Sébastien Shulz : Quelle place tu donnerais à l’État – au sens d’un gouvernement élu et d’une administration qui répond à ce gouvernement élu – dans une société des communs ? Comment caractérises-tu la différence de fonctionnement démocratique entre l’État et les services publics “communalisés” ?
Thomas Boccon-Gibod : C’est très simple, la réflexivité politique s’opère pour l’essentiel à partir du parlementarisme, des élections. Alors que les services publics communalisés peuvent se penser sous la forme d’une participation. Les usagers du service public (école, voirie, etc.) ne sont pas seulement des administrés. Ils peuvent, et doivent, aussi imaginer les services publics, par exemple de la petite enfance : colonies de vacances, éducation de la jeunesse, etc.
Sébastien Shulz : Mais si un service est financé par l’impôt, s’il est rattaché à un ministère, il peut y avoir une contradiction entre la gestion communautaire (les usagers prennent part aux décisions) et les directives du gouvernement (qui peut décider de baisser les budgets par exemple). Comment envisages-tu cette articulation justement d’un point de vue institutionnel ?
Thomas Boccon-Gibod : On est prisonnier des représentations rigides de la théorie de la souveraineté et de la supériorité de la loi sur tout. S’il y a des fascistes au pouvoir il y aura d’énormes dégâts, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser à construire des outils dans la perspective où les forces un peu plus démocratiques auraient la capacité d’imposer leur légitimité. Il y aura toujours une infériorité des organisations locales des communs par rapport aux réflexions et délibérations supérieures. Mais peut-être peut-on définir plus précisément l’objectif des services publics « communalisés » ou « cogérés » de manière à les faire échapper à la tenaille de la gestion managériale et de la tutelle administrative. L’idée serait de travailler sur les buts du service public (sachant que le service public peut se définir comme un gouvernement légitimé par son but, celui-ci étant identifié classiquement au lien social). En précisant ce qu’on entend par les finalités du service public, on pourrait éviter leur restriction autoritaire et utilitariste. Il faudrait montrer que les finalités de l’action collective, y compris lorsque la puissance publique y prend part, sont un bien commun dont la définition ne peut être que collective. Ce qui nécessite de penser la participation. Il suffit pour cela de donner du pouvoir aux représentants des usagers, en précisant clairement que le but est un service collectif et pas individuel.
Sébastien Shulz : Que penses-tu des propositions autour du principe de subsidiarité ou du droit à l’expérimentation (au niveau local l’État laisse la possibilité aux acteurs de s’auto-organiser, de mettre en place des législations ou des institutions) ? Peut-on penser une souveraineté par le bas dans certains domaines ?
Thomas Boccon-Gibod : La répartition des compétences fait l’objet d’une loi, et on en revient toujours au même point. Par exemple pour le transport, les régions gèrent les TER, les départements gèrent tel ou tel type de routes… Cela pourrait être l’objet d’une loi constitutionnelle pour figer ces répartitions de compétences un peu plus, mais il y a une forme de cristallisation politique qui reste là. Oui, donnons davantage d’autonomie aux échelons intermédiaires ou locaux, mais je suis sceptique sur le concept de subsidiarité car il a été utilisé pour justifier des désengagements des pouvoirs centraux et un laisser faire politique, libéral ou concurrentiel. J’ai le même sentiment que certains critiques de l’Union Européenne, qui se fondent sur l’utilisation du concept de subsidiarité pour dire que l’intégration politique européenne ne fonctionne pas très bien.
On pourrait également penser à des formes de fédéralisme. Duguit a essayé de penser l’État sous forme d’une fédération de services publics, pour se débarrasser de la souveraineté. Ça n’a pas marché, il finit par se contredire : “l’Etat est l’Etat, il a quand même des prérogatives.” C’est dur de sortir de la théorie de la souveraineté. Le problème de la coopération des services publics sous forme d’une fédération c’est de savoir qui l’organise. J’ai du mal à imaginer la manière dont le gouvernement se situerait. Ce qui est frappant aujourd’hui c’est que beaucoup de lois qui sont faites ne servent à rien. L’essentiel du travail législatif gouvernemental est de l’agitation médiatique. On pourrait imaginer que l’essentiel du pouvoir soit réellement dévolu aux administrateurs, mais ça pose le problème de la responsabilité politique.
Entendons-nous bien : je suis totalement favorable à des expérimentations de délibération. Non seulement des délibérations sur la forme Convention Citoyenne pour le Climat, mais aussi donner plus de pouvoir à des organes permanents délibératifs tirés au sort qui ont à la fois un pouvoir consultatif et un pouvoir de co-élaboration de la loi. Mais cela constitue des formes alternatives de réflexivité sociale, et suppose donc d’anticiper la forme de concurrence que cela induirait avec les formes électorales de la représentation politique.
Rémy Seillier : Qu’est-ce qui aujourd’hui freine l’émergence d’une société des communs ?
Thomas Boccon-Gibod : L’un des problèmes c’est qu’on raisonne comme si l’État était différent de la société. L’État n’est jamais qu’une façon de se représenter et de réfléchir la société dans son ensemble. Quand on parle d’intervention de l’État on pense en général à quelque chose comme des subventions ou des nationalisations, cela me fait rigoler parce que quand l’État organise le marché, ne serait-ce que la taxation différenciée des biens et services, c’est déjà une intervention. L’État est partout, même dans le marché. C’est une façon d’organiser nos rapports. C’est pour ça que j’ai une résistance face à la formule “Société des Communs” parce qu’il y a une pluralité de communs et qu’on peut se demander ce qui unit la société.
Par ailleurs, il y a aujourd’hui un problème sur la perception de ce qui nous rend riche et de ce qui nous rend puissant. Et derrière le commun, il y a souvent une histoire de réorganisation pour sauver les meubles ; “au moment de la catastrophe on aura au moins des abricots, de l’eau, de l’électricité, un potager partagé.” Il y a un imaginaire anxiogène. La question c’est comment la réflexion sur les communs peut être réellement enthousiasmante. Quelque chose qui nous rend plus puissant, fort, résilient (encore que la résilience ça reste un peu négatif). Comment on fait évoluer nos catégories générales – le PIB, la richesse collective – pour comprendre pourquoi on a besoin des communs et de communaliser les services publics.
Enfin, il faut aussi réussir à lutter contre l’idée reçue que cela coûterait trop cher. Quand on a fait la Sécurité sociale, dans les années 1945, ça coûtait trop cher, mais on l’a fait. Donc non, ce n’est pas vrai que ça coûte trop cher. C’est ici qu’il faut combattre avec des outils, des concepts.