Tirer les leçons de la sécurité sociale
Grand entretien avec Nicolas Da Silva
Propos reccueillis par Rémy Seillier et Sébastien Shulz
Nicolas Da Silva est économiste et maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord, spécialiste des questions de santé et de protection sociale. Il est l’auteur de La Bataille de la Sécu, un ouvrage qui retrace l’histoire de la Sécurité sociale en France et explore les tensions politiques et sociales qui ont accompagné sa création. Ses recherches interrogent le rôle de l’État et des mouvements sociaux dans la transformation des institutions publiques, offrant ainsi des perspectives nouvelles sur la gestion démocratique des biens communs et des systèmes de protection sociale.
Pourquoi cet entretien ?
À sa création, la Sécurité sociale incarnait une mission d’intérêt général tout en étant administrée par des structures autonomes et autogérés : relevant du droit privé et bénéficiant d’une gouvernance démocratique, via l’élection de représentants des salariés cotisants. Ce modèle, malgré les réformes successives qui ont centralisé et étatisé certaines de ses fonctions, reste un exemple emblématique de ce que pourrait être un commun national d’intérêt général.
En s’appuyant sur des principes comme la coopération, la propriété partagée et la subsidiarité, la Sécurité sociale montre comment des institutions publiques peuvent être pensées de manière plus démocratique, inclusive et adaptée aux contextes locaux.
La théorie des communs, appliquée à l’organisation de l’État, implique une gestion collective et partagée de l’action publique et des administrations, où les citoyens seraient à la fois contributeurs et décideurs, dans une logique d’autogouvernement. La Sécurité sociale, avec ses caisses autonomes mais fédérées à l’échelle nationale, constitue un « déjà-là » permettant d’inspirer la création d’institutions publiques plus autonomes vis-à-vis des intérêts des élites politiques comme capitalistes, tout en étant capables de répondre efficacement aux besoins sociaux.
À travers cet échange avec Nicolas Da Silva, le Collectif pour une Société des communs explore le modèle de la Sécurité sociale et analyse comment il peut inspirer de nouvelles formes d’institutions publiques coopératives et démocratiques dans une dynamique qu’on qualifie de « commonisation » des administrations et services publics.
Que retenir pour l’émergence d’une société des communs ?
D’un point de vue stratégique :
- Ne pas sous-estimer l’importance du conflit (social et militaire) comme moteur des transformations institutionnelles.
- Ne pas se contenter de chercher à prendre le pouvoir de l’État, mais transformer en profondeur son fonctionnement en impliquant les citoyens dans la gestion des affaires publiques, via des institutions combinant des éléments de décentralisation (où les décisions partent de la base et remontent) et de centralisation (où la fédération soutient à la fois le rapport de force et une administration efficace à une échelle nationale).
D’un point de vue institutionnel :
- Explorer la création d’institutions fédérales nationales avec une forte autonomie locale, en s’inspirant du modèle des caisses de la Sécurité sociale.
- Développer des institutions coopératives impliquant les administrations publiques et les organisations sociales (syndicats, associations, collectifs), permettant une réelle participation des citoyens dans les processus décisionnels.
- Mettre en place des fonds gérés par les citoyens (communs financiers) pour financer les initiatives citoyennes d’intérêt général, à l’image des centres de santé autogérés.
- Former les citoyens à la gestion collective, comme le faisait la FNOSS avec les militants de la Sécurité sociale, via des programmes permettant aux citoyens de mieux comprendre les enjeux et les outils de la gouvernance démocratique.
Créer des espaces institutionnalisés de participation directe où les citoyens peuvent s’exprimer et proposer des initiatives
Rémy Seillier : Dans votre livre La Bataille de la Sécu, vous rappelez que la construction de la Sécurité sociale est le fruit d’une histoire longue et conflictuelle, pouvez-vous nous en dire plus sur son organisation à sa création et notamment sur le rôle des caisses locales ?
Nicolas Da Silva : Tout d’abord, je tiens à préciser que mon livre, La Bataille de la Sécu, n’est par un ouvrage scientifique au sens traditionnel, il n’a pas vocation à être exhaustif ou académique. Il s’appuie sur des travaux scientifiques existants (dont en partie seulement les miens) pour discuter de cette institution incroyable qu’est la Sécu. C’est pourquoi à chaque fois que le peux je préfère d’abord renvoyer vers des chercheurs qui ont travaillé telle ou telle question avec une approche plus détaillée. Une référence incontournable en la matière est Bruno Valat, un historien de l’Université de Toulouse. Il a écrit un ouvrage très complet intitulé La Sécurité sociale, qui revient de manière approfondie sur le fonctionnement des caisses de sécurité sociale et sur leur articulation. Ce qui est intéressant chez Valat, c’est qu’il détaille l’organisation en trois niveaux de caisses alors que je me contente de l’évoquer dans La Bataille : la Caisse nationale, les caisses régionales et les caisses locales, avec une hiérarchie inversée. Cela signifie que la Caisse nationale ne transmet pas simplement des ordres aux caisses locales ; le pouvoir est en réalité beaucoup plus dispersé.
Cela pose des questions importantes, notamment sur la manière dont on coordonne ces structures alors que chaque caisse, qu’elle soit locale ou régionale, est jalouse de son propre pouvoir.
Je pense que Valat connaît ce sujet mieux que moi, et je considère son ouvrage comme une référence indispensable pour quiconque veut comprendre ces dynamiques. D’ailleurs, c’est plus instructif que de simplement lire les textes historiques eux-mêmes, même s’il existe une compilation de textes sur la Sécurité sociale qui, je pense, est assez connue : La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes. Il s’agit d’un ouvrage en plusieurs volumes, dont un entier consacré à la période 1945-1981. Mais se contenter des textes ne permet pas toujours de comprendre comment les choses fonctionnaient réellement sur le terrain.
Maintenant, pour tenter de vous répondre, pour comprendre la prise de décision, il faut d’abord se rappeler que la Sécurité sociale n’était pas complètement autonome en 1945. De nombreuses décisions importantes restaient dans les mains de l’État. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’aborder dans mon livre des périodes antérieures à 1945. Celles-ci permettent de mettre en lumière une dialectique d’opposition entre deux formes de pouvoir : celui de l’État et celui des travailleurs. En 1946, nous n’assistons pas à l’avènement d’un modèle complet et achevé de Sécurité sociale. Au contraire, il faut voir cela comme une continuité historique où le pouvoir des classes populaires, et en particulier de la classe ouvrière, se renforce progressivement au fil du temps.
Après l’écrasement de la Révolution française, les ouvriers n’avaient que très peu de droits politiques et économiques. C’est dans ce contexte qu’ils se sont organisés dans des sociétés de secours mutuels. Progressivement ils ont acquis des droits, et même en 1945-1946, ces droits n’étaient pas complets. Il y a tout au long de l’histoire une véritable bataille pour le pouvoir – dont la protection sociale est une illustration. Ce que j’essaie de montrer, sans le dire de cette façon dans mon livre, c’est qu’il existe après 1945 une forme de dualisme du pouvoir au sein de la protection sociale publique. Les caisses ne décidaient pas de tout. Elles étaient en partie sous le contrôle de l’État, qui rejetait certaines de leurs décisions. La conflictualité autour du pouvoir politique et économique ne s’éteint jamais.
Nicolas Da Silva : Il est important de comprendre que les caisses sont dès le début dans une conflictualité avec l’État. Cela joue un rôle crucial dans la manière dont les décisions étaient prises. Dès le départ, les conseils d’administration des caisses, composés de représentants syndicaux et patronaux, prenaient de nombreuses décisions indépendamment de l’État, surtout après 1947, où ces conseils sont devenus élus. Ces conseils d’administration avaient la main sur de nombreux sujets, sauf pour certaines décisions majeures comme le taux de cotisation ou les règles relatives aux remboursements. Par exemple, pour les retraites ou le remboursement des soins hospitaliers, ce n’étaient pas les caisses qui décidaient des modalités. L’État conservait la main sur beaucoup d’aspects. C’est en ce sens qu’il y a un dualisme du pouvoir, il n’y a pas une forme qui domine décisivement l’autre. Elles se battent pour définir leur territoire.
Les caisses géraient des domaines précis, dont deux en particulier : l’emploi des salariés des caisses – qui n’étaient pas des fonctionnaires – et les relations avec la médecine libérale, notamment via les conventions. La question du conventionnement reste d’ailleurs centrale aujourd’hui, car elle détermine les prix négociés avec les médecins pour garantir un remboursement aux patients. Ce processus de négociation se faisait à différents niveaux, principalement local mais aussi national, avec des discussions impliquant les syndicats de médecins. Cette autonomie des caisses a mené à la création de la FNOSS, la Fédération Nationale des Organismes de Sécurité sociale. On pourrait se demander pourquoi il y avait besoin de créer cette fédération, alors qu’il existait déjà une Caisse nationale. La FNOSS jouait un rôle de coordination entre les caisses locales, car la Caisse nationale n’était pas simplement le reflet des rapports de force des caisses locales. Elle avait ses propres pouvoirs, avec des élections distinctes et des oppositions internes. La FNOSS avait pour mission explicite de former les militants des caisses, car la plupart d’entre eux ne connaissaient pas les règles du système ou ce qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas faire. Ils apprenaient à négocier des conventions, mais aussi à gérer des fonds pour des projets sociaux. La FNOSS a aussi édité une revue qui servait à l’apprentissage de la responsabilité (politique et économique) de la gestion d’une institution comme la Sécurité sociale.
Un aspect souvent méconnu est que certaines caisses locales disposaient de marges de manœuvre financière. Ces marges étaient utilisées pour financer ce que l’on appelait autrefois les “œuvres sociales”, comme des vacances pour les enfants de familles ouvrières, mais aussi pour soutenir des projets liés à la protection sociale. Par exemple, dans certaines caisses, souvent situées dans des zones ouvrières comme la “banlieue rouge” ou les Bouches-du-Rhône, ces fonds étaient utilisés pour financer des centres de santé. Cela se produisait notamment quand les médecins libéraux refusaient de signer des conventions. Dans ces cas-là, les caisses où la majorité ouvrière était suffisante se tournaient vers des solutions alternatives, « recrutant » des médecins salariés dans des centres de santé pluriprofessionnels. Ces initiatives permettaient de pallier les manquements du secteur libéral, en particulier dans des départements où il y avait peu ou pas de médecins conventionnés. Cela montre l’importance de l’auto-organisation au sein de ces caisses, qui utilisaient leur autonomie pour orienter la production de soins en fonction des besoins locaux.
C’est un domaine qui mérite d’être exploré plus en profondeur. Un collègue, Benoît Carini-Belloni, a travaillé sur ces questions dans sa thèse, en se concentrant sur les relations entre les caisses et les médecins, ainsi que sur l’utilisation des fonds. Il a montré comment certaines caisses, en fonction de leurs majorités électorales, pouvaient utiliser leurs ressources pour financer des alternatives au système de soins libéral. Je pense que ces dynamiques sont cruciales pour comprendre l’utilité de l’autonomie des caisses et la manière dont elles ont pu contribuer à la structuration d’une médecine sociale. On voit comment le pouvoir sur le financement (la Sécu) oriente la production (médecine sociale plutôt que libérale). Cela dit, il y a certainement d’autres aspects à explorer. Je ne prétends pas connaître tous les détails, et c’est justement un des axes que j’aimerais approfondir dans les années à venir. Quelles autres initiatives étaient financées par les caisses ? Comment ont-elles réussi à mettre en place des alternatives quand le système libéral ne fonctionnait pas ? Ce sont des questions passionnantes, et je pense que les réponses pourraient enrichir notre compréhension de la force de l’auto-organisation à cette époque.
RS : Vous avez mentionné l’importance de l’accès aux droits. Comment cela se traduisait-il à l’époque de la création de la Sécurité sociale, et quels enseignements pouvons-nous en tirer pour aujourd’hui ?
Nicolas Da Silva : Aujourd’hui, nous faisons face à de nombreuses difficultés liées à l’accès aux droits. Par exemple, avec la couverture santé solidaire (anciennement la CMU-C), qui est une complémentaire santé gratuite destinée aux personnes les plus pauvres, 30 % des gens qui y ont droit ne la demandent pas. Cela montre que le problème de non-recours aux droits est une problématique très actuelle, mais cela nous aide aussi comprendre ce qu’il se passait à l’époque. Après-guerre, comme les ouvriers dirigeaient les caisses, il y avait une réelle conscience de l’importance de ces droits et une volonté de les diffuser à tous ceux qui étaient dans la même situation sociale qu’eux. Ce qui est différent des logiques paternalistes que l’on peut observer dans d’autres contextes : le bénéficiaire est alors un fraudeur en puissance et il faut toujours vérifier que le pauvre est un « bon pauvre ».
Les caisses primaires de Sécurité sociale mettaient donc en place des points de contact en dehors de leurs locaux pour aider les ouvriers à accéder à leurs droits. Par exemple, ils allaient directement dans les entreprises pour créer des points d’accueil où les droits pouvaient être ouverts. Cela montre bien l’importance de l’auto-organisation ouvrière, qui permettait aux classes sociales exploitées de revendiquer leurs droits et de créer de nouvelles institutions, comme les centres de santé ou les points d’accès aux droits. Cela témoigne de l’existence d’un pouvoir alternatif, d’un pouvoir qui se partage entre l’État et ces structures ouvrières.
SS : Vous avez également parlé du rôle des communes et des hôpitaux. Comment s’articulaient les rapports de pouvoir entre l’État, les communes et les hôpitaux à cette époque ?
Nicolas Da Silva : Historiquement, les hôpitaux publics étaient gérés par les communes, un pouvoir farouchement défendu par les maires pour plusieurs raisons, parfois électoralistes, parfois pas. Les maires considéraient qu’ils savaient ce qui était bon pour leur territoire. Cependant, ce pouvoir communal a été contesté par l’État, et l’une des grandes lois qui a modifié l’organisation des hôpitaux a été passée en 1941, sous Vichy, donnant progressivement plus de pouvoir à l’État sur les hôpitaux. Ce conflit de pouvoir s’accompagnait d’une autre dimension : le rôle très important des médecins dans la gestion des hôpitaux. En ville, on a déjà évoqué leur influence à travers leur réticence à signer des conventions. À l’hôpital, cette influence persistait. Les médecins à l’hôpital continuaient à tirer une partie de leurs revenus de leurs activités de soins en ville, et ce n’est que plus tard, avec la création des PUPH (Professeurs des Universités – Praticiens Hospitaliers), qu’ils ont été véritablement intégrés en tant que salariés à l’hôpital.
Le rôle de la Sécurité sociale, dans ce contexte, passe principalement par la question de la cotisation. Les cotisations permettent de lever des fonds importants qui sont en partie utilisés pour financer les hôpitaux. Mais, en matière de décisions sur le financement des hôpitaux, c’est surtout l’État qui garde le contrôle, par exemple pour décider quels hôpitaux ouvrir ou fermer. Il y a des discussions avec les caisses de Sécurité sociale, bien sûr, mais au final, c’est l’État qui a le dernier mot. Le rôle du commissariat général au plan doit en ce sens ne pas être sous-évalué. En raison de décisions imposées par l’État, ou de certains de ses choix financiers, certaines caisses de Sécurité sociale ont parfois préféré financer des cliniques privées plutôt que des hôpitaux publics.
Cela peut paraître paradoxal, mais dans certaines situations, les cliniques coûtaient moins cher à la Sécurité sociale. Les cliniques privées ne fonctionnent pas de la même manière que les hôpitaux publics. Les hôpitaux publics sont chargés de missions de recherche et d’accessibilité universelle, alors que les cliniques, qui peuvent choisir leur patientèle, n’ont pas ces obligations et pouvaient parfois avoir un meilleur rendement économique. L’historien Olivier Faure – sans lien avec le secrétaire du Parti socialiste – a écrit un livre important sur les cliniques privées, dans lequel il explique que certaines caisses de Sécurité sociale ont vu dans ces cliniques une solution plus économique. Cela montre que, malgré une gestion collective démocratique et source d’émancipation, les caisses pouvaient également prendre des décisions critiquables.
Enfin, il est essentiel de bien rappeler que si les décisions concernant le financement global des hôpitaux publics sont à la main de l’État, par des ordonnances comme celles de Debré pour la création des CHU, les efforts de modernisation et les investissements ont été rendus possibles grâce aux cotisations sociales. Rappelons qu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale les hôpitaux publics étaient encore composés de chambres communes où plusieurs dizaines de patients partageaient le même espace. Ce n’est qu’avec le temps et les investissements, largement financés par les cotisations sociales, que les hôpitaux ont pu moderniser leurs infrastructures, passant à des chambres plus individuelles. L’histoire économique de l’hôpital de Jean-Paul Domin est éloquent à cet égard.
RS : Si on essaie de monter en généralité, pensez-vous que l’obligation de cotisation soit un levier pour favoriser une gestion démocratique de nos ressources et de nos institutions collectives ?
Nicolas Da Silva : La question de l’obligation de cotisation est essentielle dans mon domaine. Elle est étroitement liée à toute une littérature sur l’économie sociale et solidaire (ESS). En effet, dans les organisations de l’ESS, il existe un fort attachement à la liberté de cotisation, tant sur le plan théorique que pratique. Mais cet attachement s’est parfois avéré instrumental. La Fédération nationale de la Mutualité française, qui regroupe les plus grandes mutuelles, s’est par exemple très bien accommodée de l’introduction de l’obligation de cotisation en 1910, en 1928-1930 et en 1945.
Au XIXe siècle, lorsque les premières mutuelles sont légalisées, il y avait effectivement une liberté de cotisation. C’est parfois présenté comme une réponse au système bismarckien d’assurances sociales, introduit en Allemagne en 1883, avec une cotisation obligatoire pour la santé. En France, dès 1848, sous la Seconde République puis sous Napoléon III, il y avait déjà l’idée d’instaurer une cotisation obligatoire. Cependant, cette idée a été freinée par le clergé, et plus particulièrement par le courant du catholicisme social, qui défendait le maintien de la liberté de cotisation, avec l’idée de garder la direction des mutuelles sous leur contrôle. Cela a perduré jusqu’en 1910, lorsque la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) a été introduite. Les mutualistes, initialement contre l’obligation de cotisation, ont fini par la soutenir pour une raison simple : ils ont compris que, sans cette obligation, ils disparaîtraient.
Si une assurance sociale obligatoire était mise en place et qu’ils s’y opposaient, ils n’auraient plus d’adhérents. Ils ont donc changé de position, acceptant l’obligation de cotisation à condition de pouvoir gérer l’institution. C’est un virage instrumental, comme l’a noté Jean Jaurès, qui a ironisé sur la manière dont la Mutualité devenait “administrative”.
Cette histoire de l’obligation de cotisation montre que de nombreuses institutions de l’ESS ont ajusté leurs principes au fil du temps. Personnellement, je n’ai aucun problème avec l’idée d’une cotisation obligatoire dans le cadre de la Sécurité sociale, au contraire. C’est un système qui a permis des progrès considérables, et je pense que cette obligation est légitime. Si on la justifie théoriquement, on peut dire que la Sécurité sociale, en 1945, a réussi à synthétiser les ambitions de l’ESS avec l’obligation de cotisation. Elle a créé un cadre où cette obligation coexiste avec une gestion démocratique, contrairement aux assurances sociales obligatoires de 1928, qui n’avaient pas cette caractéristique. Ce que la Sécurité sociale a fait, et que les mutuelles ne faisaient pas, c’est qu’elle a introduit un véritable principe d’égalité dans la gestion. Les mutuelles étaient souvent des institutions paternalistes, avec des membres honoraires qui pouvaient siéger dans les conseils d’administration sans être eux-mêmes bénéficiaires. En revanche, avec la Sécurité sociale, chacun cotise et chacun a une voix dans la gestion (pas tout à fait quand même puisque le patronat a 25% des sièges sans que cela ait de rapport avec son importance démographique).
SS : Pensez-vous que l’obligation de cotisation soit compatible avec les théories des Communs ?
Nicolas Da Silva : Pour être honnête, je n’ai pas travaillé sur les théories des Communs. Je connais les travaux d’Élinor Ostrom et ceux de Pierre Dardot et de Christian Laval, mais je n’ai jamais approfondi ces questions. Si, dans la conception des communs, il y a l’idée que chaque individu doit être libre de décider s’il cotise ou non, je pense que cela peut avoir du sens dans certains contextes. Cependant, pour des institutions comme la Sécurité sociale, je ne trouve pas que cette liberté de cotisation soit pertinente.
En fait, la Sécurité sociale incarne une conception de la liberté et de la société différente de la tradition libérale. Il ne s’agit pas de liberté individuelle conçue comme une liberté de choix, mais d’une conception prenant acte de la dimension irréductiblement collective de la vie. Nous faisons société ensemble qu’on le veuille ou non, et la contrepartie de cette solidarité imposée (la cotisation) est que le pouvoir doit être distribué de façon égalitaire.
Ce que la Sécurité sociale a réussi à faire en 1945, c’est justement de créer un cadre où la cotisation est obligatoire, mais où la gestion est démocratique. On assume le fait que nous sommes des sociétés très intégrées à forte division du travail et que cela a des conséquences sur l’espace des possibles. Cette synthèse a permis des progrès sociaux évidents, et c’est pourquoi je suis réticent à l’idée de faire de la liberté de cotisation ou de la liberté d’affiliation un modèle absolu. J’insiste dans le cas de la Sécu sur l’obligation de cotisation car c’est mon objet. Il me paraît très important de souligner que dans d’autres espaces les forces classiques d’ESS ont toute leur place.
RS :Toujours pour monter en généralité sur la question des communs, comment voyez-vous la question de la bonne taille et de la bonne échelle de gestion démocratique ?
Nicolas Da Silva : La question de l’échelle de gestion démocratique est cruciale. On peut se demander comment rendre une institution démocratique “vivante” pour qu’elle ne devienne pas simplement un ensemble de procédures vides de sens pour les gens. Il y a un petit fascicule intéressant publié récemment, préfacé par Bernard Friot, qui parle justement de cette question : La Défense de la Sécurité sociale (2016). C’est le rapport d’une présentation au congrès de la CGT de 1947 par un syndicaliste nommé Henri Raynaud, dans lequel il fait le point sur la gestion de la Sécurité sociale depuis 1946. Il souligne à quel point la spécificité de la Sécurité sociale est qu’elle est gérée par les gens eux-mêmes, un aspect fondamental à diffuser largement sous peine de perte du pouvoir. Exercer le pouvoir sur la sécurité sociale exige un apprentissage de la responsabilité qui se décline à tous les niveaux de l’institution. Sinon elle devient une machinerie froide et incompréhensible comme une autre.
Concernant la taille, il est vrai qu’à partir d’une certaine échelle, les institutions démocratiques peuvent sembler impersonnelles, ce qui rend la participation des citoyens plus difficile. Cependant, je pense qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de taille. C’est aussi une question de culture politique et de la manière dont ces institutions sont perçues et vécues au quotidien. Dans des structures plus petites, il est peut-être plus facile de se sentir connecté et d’y participer activement, mais cela ne signifie pas que des structures plus larges soient condamnées à être bureaucratiques ou distantes. L’un des défis consiste à développer des pratiques démocratiques qui permettent de maintenir une gestion proche des gens, même à une grande échelle. La Sécurité sociale en 1945, avec ses caisses locales et ses gestionnaires élus, en est un exemple. Malgré la taille du système, il y avait une véritable tentative de maintenir un lien entre les gestionnaires et les assurés. Tentative d’autant plus susceptible de réussir qu’une partie du pouvoir se trouvait à l’échelon local. Mais, comme pour toute institution, cela dépend de la capacité des citoyens à s’approprier ces espaces et à y exercer pleinement leur pouvoir.
Il ne suffit pas de créer des institutions émancipatrices pour que les gens s’y sentent immédiatement connectés. On vit aujourd’hui dans une société qui produit des rationalités marchandes, et si des personnes ayant cette mentalité de marché sont mises en charge d’institutions démocratiques, cela ne fonctionne pas. Il est nécessaire de produire une nouvelle rationalité, une conscience différente, et à l’époque, ils l’avaient bien compris. D’où l’importance des débats et des formations, comme celles de la FNOSS dont je parlais plus tôt. Je pense que cette dynamique d’accompagnement d’une transformation collective s’est progressivement essoufflée, notamment avec l’ordonnance Jeanneney en 1967, qui a mis fin aux élections directes des administrateurs de la Sécurité sociale, remplacées par des désignations syndicales.
Ce qui est frappant, c’est que même les syndicats ne s’y sont pas fermement opposés. D’ailleurs, j’ai souvent discuté avec des syndicalistes qui me disaient qu’à l’époque, ils ne voyaient pas la Sécurité sociale de la même manière que ce que nous analysons aujourd’hui. Il y avait un écart entre la potentialité de l’institution telle qu’elle a été créée en 1945 et la manière dont elle était perçue ou vécue par certains à l’époque. On pourrait comparer cela à des réformes plus récentes, comme la loi Hamon sur l’ESS. Lorsqu’une nouvelle loi ou réforme tombe, il n’est pas toujours évident de comprendre immédiatement en quoi elle peut être émancipatrice ou non, ni de s’en emparer pleinement. De la même manière, la Sécurité sociale de 1945 avait un énorme potentiel émancipateur, mais il n’est pas certain que ce potentiel ait été pleinement saisi à l’époque. Tout cela reste assez spéculatif et des travaux historiques seraient très utiles pour nous renseigner sur l’évolution de la façon de vivre l’institution.
RS : Si on aborde la question du rapport à l’État, pensez-vous qu’il soit possible d’envisager un modèle de gestion en communs, comme celui de la Sécurité sociale, sans passer par une transformation de l’État ?
Nicolas Da Silva : Je comprends bien la question, mais je ne la poserais pas ainsi. L’État est une entité qui existe depuis longtemps, bien avant les XVIIIe et XIXe siècles. À ce titre, il a joué un rôle décisif dans la création de la Sécurité sociale, notamment en imposant l’obligation de cotisation. Cependant, l’État n’a pas agi seul. La Sécurité sociale est le résultat d’une dialectique entre l’État et les forces sociales en présence, comme les communistes ou les socialistes. C’est de cette confrontation que sont nées ces institutions. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’État et le capital n’ont rien fait immédiatement après la Révolution française. Les gens se sont auto-organisés, et c’est précisément parce qu’ils se sont organisés que l’État et le capital ont dû réagir. D’abord en réprimant, puis en essayant de subvertir les institutions créées par ces mouvements populaires. C’est de cette lutte, de cette dialectique, que des institutions comme la Sécurité sociale sont nées en France, tandis qu’en Angleterre, cela a mené à la création du NHS, un système complètement étatisé.
Chaque contexte a ses particularités historiques et sociales. En France, il y a eu longtemps une opposition à l’intervention de l’État dans le domaine social, autant à droite qu’à gauche. La droite, par exemple, était anti-étatiste sur le plan social tout en soutenant l’intervention de l’État dans la guerre ou la colonisation. Pour d’autres raisons, les forces sociales prolétariennes étaient également méfiantes vis-à-vis de l’État. C’est amusant de constater qu’aujourd’hui, la plupart des syndicats sont pro-étatistes, alors que ce n’était pas du tout le cas dans l’histoire sociale française. Je suis donc gêné pour répondre à la question de savoir s’il est possible de créer une Sécurité sociale sans État. L’État, les forces politiques et les mouvements sociaux sont tous interconnectés dans la création de ces institutions.
Si l’on suit une approche comme celle de Nicos Poulantzas, l’État peut être vu comme un champ de relations, un espace de confrontation entre différentes forces sociales. Il est évident qu’à un moment donné, des lois doivent être votées pour instituer des réformes comme la Sécurité sociale ou le statut des fonctionnaires. Mais là où je diverge un peu, c’est sur la manière de penser l’État lui-même. Beaucoup considèrent l’État comme un champ de bataille qu’on peut conquérir. Personnellement, je me demande si l’État est vraiment un bon outil à conquérir, tout comme d’autres questionnent l’idée d’une conquête du capital. J’ai une perspective critique sur l’État, tout comme sur le capital. On considère souvent le capital comme un rapport social spécifique, qu’il ne s’agit pas de contrôler, mais de renverser, car sa logique repose sur l’accumulation et la séparation entre producteurs et moyens de production. De manière similaire, l’État est aussi un rapport social particulier, un produit historique. Peut-être que ce n’est pas un outil qu’il faut chercher à conquérir, mais plutôt à contester en tant que forme du politique, tout comme on cherche à contester le capital en tant que forme de l’économique.
Cela ne veut pas dire que l’État n’a pas joué un rôle important à certains moments. Comme l’explique l’historien Perry Anderson, l’État ne fait des concessions que lorsqu’il se sent menacé. Et cette menace peut provenir de forces sociales qui contestent non seulement l’État, mais aussi la logique même de sa forme politique. C’est là que l’État réagit en concédant des réformes ou des avancées sociales, comme la Sécurité sociale.
L’histoire nous montre que les institutions politiques ne changent pas du jour au lendemain. Ce n’est pas un passage d’un système à un autre en une seule étape. Il s’agit d’un processus graduel, et ce sont souvent les anciens maîtres qui finissent par céder le pouvoir aux nouveaux, mais dans un cadre de continuité historique. C’est la même chose avec l’État. On ne se débarrasse pas de l’État du jour au lendemain. L’État, tout comme le capital, est une structure issue d’un long processus historique. Il me semble important de comprendre que l’État lui-même peut être l’outil qui nous permettra de dépasser la forme de pouvoir qu’est l’État d’aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que nous devons absolument conquérir l’État.
Beaucoup de débats politiques se concentrent uniquement sur la question de la conquête de l’État. Une fois que cet objectif est atteint, il y aurait cette idée que l’on peut construire une société parfaite. C’est méconnaître la nature même de l’appareil d’État. Regardez par exemple la coalition législative actuelle : même avec une majorité parlementaire favorable à des réformes, ils se heurtent à la résistance de l’appareil d’État, de fonctionnaires, de ministères… L’État n’est pas une simple machine qu’on peut contrôler facilement. Et même si nous arrivions à une majorité parlementaire avec un parti favorable à des réformes radicales, je ne suis pas sûr que cela suffirait. Car le problème réside aussi dans les formes de délégation de pouvoir. Ces formes posent des problèmes fondamentaux en termes de démocratie. Par exemple, les partis politiques actuels, même ceux qui se disent progressistes, ne sont pas très anticapitalistes, ni très antiracistes, ni très anti-impérialistes, etc. Ils restent prisonniers de ces formes de délégation. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas utiles, peut-être simplement que leur utilité n’est pas celle que l’on pense habituellement.
Les processus de transformation sont longs et complexes. Même dans les révolutions, comme celle de 1789, de nombreuses institutions nouvelles sont nées des anciennes. Les nouvelles institutions ne sortent pas de nulle part. Elles sont souvent le fruit de pensées et de luttes qui ont précédé leur création. Ce que l’histoire montre, c’est que même dans des processus révolutionnaires, il y a une continuité. Si institutions nouvelles et émancipatrices il y a, celles-ci naîtront des anciennes. Tout l’enjeu me semble-t-il est de garder en tête que l’objectif est la transformation sociale. Personne sait quels sont les meilleurs moyens pour atteindre cet objectif, mais je pense que l’on peut s’accorder confondre la fin et les moyen c’est commencé à s’écarter du bon chemin.
SS : Que nous apprend l’histoire de la Sécurité sociale sur la transformation de l’État ?
Nicolas Da Silva : On voit que c’est justement lorsque l’État est contesté dans sa forme même, qu’il accorde des concessions. Mais la véritable question est de savoir si ces concessions peuvent mener à une transformation plus profonde de l’État lui-même, ou si elles ne servent qu’à préserver le statu quo. C’est un point de réflexion central pour ceux qui veulent penser les communs et l’avenir des institutions démocratiques.
Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les formes du politique évoluent tout au long de l’histoire, en particulier à partir de la Révolution française. À cette époque, on voit apparaître des conceptions très différentes du politique, notamment dans les projets de constitution de 1789 et 1793. D’un côté, on a une conception très centralisée autour de l’État, avec un gouvernement représentatif. De l’autre, la représentation est vue comme opposée à la démocratie directe. C’est dans cette tension entre représentation et démocratie que j’inscris implicitement mon analyse de la Sécurité sociale. On pourrait penser que la représentation et la démocratie sont incompatibles, mais je pense qu’il existe un espace pour repenser ces notions ensemble.
Par exemple, il me semble qu’il y a souvent une confusion entre l’État et la centralisation. L’État centralise et planifie, mais d’une manière qui, à mon avis, est souvent inadéquate. Pour autant, cela ne veut pas dire que la centralisation ou la planification sont en elles-mêmes des problèmes. Il faut réfléchir à des façons adéquates de les mettre en place. La Sécurité sociale peut nous donner un exemple intéressant à cet égard. Elle repose sur une fédération de caisses locales, régionales et nationales, avec une autonomie significative à chaque niveau. Ce n’est pas un système strictement hiérarchique qui fonctionne uniquement du haut vers le bas. Cela montre qu’il est possible d’avoir une organisation qui respecte à la fois l’autonomie locale et certains objectifs nationaux communs. Or, s’il y a aujourd’hui beaucoup de réflexions sur l’administration ou la planification publique, il y a très peu de place dans les débats pour réfléchir à comment organiser des fédérations avec des fonctionnements décentralisés et des formes d’autogestion.
SS : Et selon vous, seuls les conflits sociaux peuvent provoquer des changements ?
Nicolas Da Silva : Oui, absolument. La Sécurité sociale est souvent présentée comme une sorte d’accord consensuel entre des gens bien intentionnés, qui se sont tous entendus pour mettre en place un système bénéfique pour tous. Mais la réalité est bien plus conflictuelle. Ce que j’essaie de montrer dans mon livre, c’est que la Sécurité sociale est le produit de deux types de conflits : d’abord le conflit militaire, qui bouleverse l’ordre politique et rend possibles des réformes autrefois impensables ; ensuite, et surtout, le conflit social, c’est-à-dire les luttes de classes traditionnelles, avec des révoltes, des rébellions, et parfois des révolutions. Si la guerre a joué un rôle dans ces changements, je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que ce n’est pas une situation que l’on souhaite reproduire. Donc si nous voulons du changement, il ne faut pas sous-estimer l’importance du conflit social. Ce type de conflit est beaucoup plus constructif pour nous. C’est une idée finalement très classique dans le mouvement ouvrier : ce sont les luttes sociales qui font avancer les choses et en particulier la lutte de classe.
L’un des enjeux ici est celui de la fédération : comment organiser une fédération qui respecte à la fois l’autonomie des différents niveaux, tout en atteignant certains objectifs communs ? Par exemple, la question de l’obligation de cotisation reste délicate. Que faire si une caisse veut fixer la cotisation à 12 %, et une autre à 14 % ? Ce sont des questions difficiles qui n’ont pas de réponse simple. La “liberté de cotisation”, qui s’oppose à l’idée d’obligation et de contrainte, est un bon exemple pour moi. Que signifie exactement cette liberté ? Est-ce une liberté de ne pas cotiser ? De cotiser différemment ? Ces concepts nécessitent une réflexion approfondie sur ce que l’on entend par “liberté” et sur la manière dont ces choix influencent le collectif et la justice sociale.
Pour conclure, je pense qu’il est important d’assumer le fait que le conflit sera toujours présent. À un moment donné, une décision devra être prise, et il y aura toujours des gens mécontents. Notre objectif doit être de créer des processus qui apaisent ces tensions et permettent de les exprimer sainement, en distribuant le pouvoir politique et économique de manière plus égalitaire et démocratique. Mais il y aura toujours des désaccords, des conflits, et des mécontentements. Heureusement d’ailleurs, car ils sont une source importante de progrès et de vitalité.