Les communs pour contrer la toute puissance de l’État ?

Grand entretien avec Thomas Perroud

Propos reccueillis par Rémy Seillier et Louise Guillot

Thomas Perroud est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas Diplômé d’HEC, de Sciences Po Paris et titulaire d’un doctorat en droit public de l’Université Panthéon-Sorbonne. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages éclairant les enjeux d’un service public coopératif : Les communs sans tragédie. Écologie, démocratie, sphère publique, Hermann, 2024. Et Service public et communs. A la recherche du service public coopératif, Le bord de l’eau, 2023.

 

Rémy Seillier : Quelles formes de résistance au néolibéralisme te paraissent les plus prometteuses aujourd’hui (dans les mobilisations citoyennes, les institutions publiques ou les entreprises) ?

Thomas Perroud : A mon sens, la piste de résistance la plus efficace c’est de développer des services le plus éloignés de l’État possible.

Au niveau européen il est documenté que les associations financées par l’Europe sont moins oppositionnelles par rapport à l’Europe. C’est très vrai dans le champ du Handicap, les associations sont moins revendicatives, parce qu’elles dépendent fortement du financement public.

À partir du moment où  l’acteur public, a foriori l’État, décide de supprimer des financements, tout risque de s’écrouler. On le voit dans le domaine de la culture : on a fonder toute l’action culturelle sur l’Etat, il faut faire face au conséquence. Cela ne signifie pas qu’il faille faire l’économie de penser d’autres modes d’intervention publique, mais je crois qu’il faut réfléchir à l’auto-organisation de la société civile.

RS : Quels exemples emblématiques de l’auto-organisation ?

Thomas Perroud : Sur l’auto-organisation de la société civile, j’ai documenté en droit comparé ce qui a pu se passé historiquement. J’ai essayé de montrer comment le monde ouvrier à partir des coopératives, a développé des services d’intérêt collectif au 19éme siècle, le mutualisme et coopérativiste qui partent de la base et pas de l’État.

Sinon c’est très vivace à l’étranger, notamment en Amérique Latine. Quand la société civile est pauvre et que l’État ne veut pas aider, elle trouve des moyens pour s’auto-organiser.

J’ai aussi documenté des cas en Allemagne autour des communautés énergétiques et des services sociaux et services à la personne. Après la crise de 2008, il y a des arrangements de partenariats public-commun (Autriche Allemagne) pour permettre à la société civile de gérer des services.

RS : Comment on distingue les communs privés et publics ? On ne peut pas imaginer de démocratiser des institution publique existantes ?

Thomas Perroud : Il faut réfléchir aux façons de démocratiser l’action publique. Mais attention au vernis. Je prend l’exemple l’Acqua Bene Communi à Naples, qui a beaucoup été cité comme un exemple de communalisation, par le biais de la municipalité, de la gestion de l’eau.. C’est pour moi l’exemple de la démocratie participative en tant que vernis. Quand on regarde, c’est une administration classique matinée d’un peu de démocratie participative. Il y a ce risque.

Mais on peut intégrer la société civile de manière plus approfondie. Par exemple en Allemagne, la cours constitutionnelle fédérale allemande impose une représentation minoritaire de l’État dans les chaînes publiques. { Le contrôle du service public est en effet organisé par la société civile organisée dont les représentants composent les organes du Conseil de la radiodiffusion – appelé Conseil de la télévision dans le cas de l’établissement ZDF – de chaque établissement, qui a les fonctions d’un conseil de surveillance et qui élit le président de l’établissement }

Je trouve cela intéressant, car dans le domaine de la culture et de l’information, c’est là ou on voit le mieux le risque d’instrumentalisation de l’État. Il y a une jurisprudence très intéressante : ici, c’est la société civile qui doit combler ce retrait de l’État. C’est aussi démocratique – voire davantage démocratique – que quand on a une représentation verticale de l’État qui nomme telle ou telle personne.

Il faut sortir de l’idée selon laquelle la participation de l’État est une garantie de bonne pratique. Je travaille sur une entreprise minière française accusée par une ONG internationale de violation des droits humains et environnementaux. Or l’État est actionnaire à 30% de cette société…

On doit donc estimer que le public ça peut être la société civile.Mais cela, les politiques n’en voudront jamais : un Maire n’acceptera jamais que sa voix soit supplantée par un représentant de la société civile.

Louise Guillot : Sur l’exemple des chaînes publiques : L’État est minoritaire, des règles gouvernance ont elles été formulées pour éviter les risques d’un acteur privé ne devienne majoritaire ?

Thomas Perroud : Je ne connais pas la forme sociale de ces acteurs, mais il n’y a pas d’acteur privé au capital. Ce sont les représentants de la société civile : partis politiques, syndicats, représentants d’usagers…) Cela révèle la part que prend les corps intermédiaire par rapport à l’État. La culture en Allemagne avec des corps intermédiaire en Allemagne ont contribué à construire l’État. Ce n’est pas le cas en France. Il y a des collectifs d’usagers constitués, structurés, reconnus… C’est un exemple que la valeur du pluralisme impose, pour la cour constitutionnelle Allemagne, une représentation minoritaire de l’État.

RS : Quid du statut de fonctionnaire, qui permet aux gens d’assumer un rôle de contributeur de l’intérêt général ?

Thomas Perroud : Ce qui est central sur la divergence entre le service public à la française et le commun, c’est la décentralisation. La fonction publique centralisée est orthogonale avec l’idée de commun. Pour qu’il y ai un commun, il  faut que toutes les incitations soient alignées avec l’intérêt du commun. Or, la notion de corps nationaux qui structure la fonction publique française est contraire à l’idée de communs.  Tout cela est décorrélé des besoins des usagers.

LG  : C’est une question d’échelle territoriale ? Décentraliser c’est donner du pouvoir aux communautés organisées, mais pas uniquement à une échelle locale ?

Thomas Perroud : Non, ça n’est pas une question d’échelle territoriale. La sécurité sociale est un exemple de ce dont on parlait à propos des chaînes en Allemagne. A sa création, on a accepté que le paritarisme, ce soit garanti par l’implication des syndicats. Désormais il a été étatisé, notamment à cause de la capacité d’entente des partenaires sociaux. Mais la décentralisation signifie aussi démocratisation à l’échelle locale, il faut sortir de la toute puissance du Maire.

RS : Il faudrait donc un double mouvement : que l’État accepte une certaine déprise, et que la société civile s’organise.  Mais admettront que la société civile ne s’organise pas ? Quid des enjeux d’égalité territoriale ?

Thomas Perroud : On ne peut plus partir du principe que l’État est le garant de l’égalité face au service public : ce n’est plus le cas depuis de les années 90, on le voit si on observe l’éducation, l’hôpital public, la recherche, etc. Jamais l’inégalité face au service public n’a été aussi forte.

Il reste un rôle de l’État en dernier recours, c’est ce que l’on appel la subsidiarité. Dans les années 30, il y a eu tout un débat sur la question de l’intervention de l’État, en cas de carence de l’intervention privée. Qu’est-ce qui justifie l’intervention de l’État ? Le conseil d’État dit que l’État ne peut intervenir dans un domaine qu’en fonction d’une carence de l’initiative privée. Quelque part, c’est ce dont on parle, si le privé n’arrive pas à s’organiser, l’État est légitime à agir. Pour répondre à ta question, l’État interviendrait suivant ce même principe, dans une logique d’extension de la notion de subsidiarité à tout ce qui relève du secteur social, éducatif, sanitaire.

Ce qui est intéressant, c’est que l’État français applique déjà ces principes notamment dans le domaine du médical en permettant l’émergence de clinique privée, maison de retraite privée, etc. Avec une activité lucrative. Mais l’État est beaucoup plus réticent à accepter la légitimité de service public privé associatif ou coopératif.

On parlait de réformer et démocratiser le service public, mais l’autre aspect, ce serait d’imposer la non-commercialité (non lucratif) du service public quand il est opéré  par le privé. Du service public privé, OK, mais pas commercial. Pourquoi on interdit pas que les services publics soient sur les marchés financiers ?

La coopérative (SCIC) est une structure intéressante car même si elle fait un bénéfice, celui-ci doit être réinvesti. Ce sont des structures à lucrativité limitée, sans accaparement ni financiarisation des revenus générés.

LG : Si les services publics sont gérés par des coopératives, quel serait le rôle de l’État par rapport à ces coopératives ? Si plusieurs d’entre elles fournissent le même service ?

Thomas Perroud : l’État doit garder une mission de  contrôle. Mais il ne faut pas avoir peur de la concurrence, l’absence de concurrence fait que le service public se referme sur lui même. Par exemple à l’université tous les recrutements soient en vase clos pour le droit, fait que l’on a aucune réflexion sur les nouveaux champs de recherche, et donc sur la nécessité d’être en phase avec les nouveaux champs de recherche. La centralisation crée, par ce qu’il y a pas de concurrence, de la déconnexion avec les évolutions sociales. Attention à l’intervention de l’État qui débranche la société.

D’autre part, il faut avoir des réponses différenciées selon les services publics. Par exemple pour la culture, c’est un cas ou l’intervention de l’État pose des problèmes sur le fond du service. Les acteurs vont être plus attentifs aux attentes d’un ministère qu’au goût des usagers. Sous couvert d’égalité, comment justifier que les goûts du plus grand nombre soient méprisés ?  Mais concernant le transport (ou l’énergie) on est sur un service public où le monopole centralisé est le plus efficace. Économiquement parlant en tout cas, étant donné que l’on gère des flux.

RS : Dans cette hypothèse, est ce que l’État garderait un rôle de levée de l’impôt et de redistribution ? Aujourd’hui, on ne dit pas aux citoyens comment on répartit, en tout cas on ne demande pas aux citoyens de flécher. C’est au PLF que cela se décide.Tu fais mention d’un système de cotisation / voucher, est une manière de rendre le pouvoir financier aux citoyens ?

Thomas Perroud : Dans un communs, il faut que toutes les incitations soient orientées vers un objectif. Pour Ostrom, c’est la durabilité de la ressource. En France, on a des services publics qui sont locaux, mais des systèmes d’incitations qui sont capturés par des échelles différentes.

Par exemple au niveau de l’Éducation Nationale : si tu travaille dans un lycée, ton recrutement dépend d’un concours national, ton évaluation est centralisée par un inspecteur, ton évolution dépend in fine du rectorat. Les agents ne sont pas libre de leur choix, ils ont des systèmes d’incitation fixés au niveau national. De l’autre coté, l’usager est captif de son lycée de secteur. Les agents publics sont en position oppositionnel aux usagers : Les moqueries des agents ou les plaintes des agents sur les parents d’élèves l’illustrent. Alors que tout devrait être orienté vers le même horizon.

La puissance publique sert pour fixer le socle commun, soit les programmes. Ne peut on pas imaginer que serait légitime qu’une communauté éducative ai une participation très forte au projet ? il faut que les lycées aient les moyens de fonctionner comme un communs. Pour le permettre, le principe de décentralisation du financement par un système de voucher me semble intéressant.

Le voucher, c’est un financement du service basé par le financement par l’usager. L’état donne une enveloppe, comme par exemple pour le pass culture, aux citoyens qui l’attribuent à un lycée. En réalité le financement des collèges et lycées est fixé par le nombre d’étudiant, donc il y a déjà une corrélation.

LG : La différence, c’est la question du choix, avec le pari de la régulation. Mais quid des effets pervers ?

Thomas Perroud : Oui il y a l’introduction d’un choix qui peut être régulé, là ou actuellement tout est ceinturé par l’État. Mais on peut imaginer que la mixité sociale se ferait par des voucher selon ton degré de revenu. Davantage inspiré du financement des crèches ou des cantines.  Ce sont des modèles qui fonctionnent ailleurs, comme en Belgique ou il y a très fort pluralisme de l’offre.

RS : Quelle stratégie pour faire bouger les choses ? Qu’est ce qui ferait que la société civile s’organiserait davantage demain ?

Thomas Perroud : Il ne faut pas raisonner de manière monolithique, il faut garder une approche secteur par secteur. Néanmoins je pense que le modèle de la sécurité sociale doit s’appliquer sur d’autres domaines. Soit une sorte de groupe qui ne serait pas l’Etat. Une gestion complètement paritaire par la société civile d’un organisme qui serait chargé de donner des financements. secteur par secteur. Mais cela reste cependant pour moi un système moins pluraliste que de fonder le financement direct sur les usagers.

LG : Tu disais avoir une vision négative de l’État… Le changement ne peut il pas venir de dedans ? Est ce que tu identifié des alliés politiques ?

Iil faut lire la Thèse de Marjorie Glas sur le théâtre populaire Socio-histoire du théâtre public français. Elle montre comment toutes les visions ouvertes sur la société civile sont laminées par l’Etat avec une vision beaucoup plus élitiste. On est parti du théâtre populaire, du monde ouvrier, et l’élitisation du théâtre s’est construite par l’intervention de l’état. Elle montre, dans ce moment des années 70, les oppositions des publics historiques qui ne se reconnaissent plus dans ce virage.

La fonction publique française est la plus inégalitaire qui soit et l’incitation n’est pas centrée sur le service. Tout est organisé pour que la notion de service n’existe plus. Je le vois quand j’observe le fonctionnement du Conseil d’État. Il faut absolument sortir de la logique des « grands corps », notamment pour la haute fonction publique.

Quand on observe le Conseil constitutionnel, c’est très clair : le pouvoir dans ce conseil est une alliance des politiques et de la haute fonction publique. Notre pays est finalement une alliance de deux organes très politiques. Cela n’est pas d’eux que peut sortir une transformation.

RS : Et du Côté syndicats ?

Thomas Perroud : Les syndicats ont du pouvoir, mais à coté il faudrait organiser les usagers de façon à faire prévaloir les intérêt, mais c’est très difficile. Une des raisons de la crise du modèle français c’est l’écart de pouvoir entre les usagers et les producteurs de service public. L’action du syndicat sert des intérêts qui n’ont parfois plus rien à voir avec le service. Il est utopique de vouloir supprimer les syndicats, mais il faut penser des contre-pouvoirs / une organisation des usagers.

Les syndicats de parents d’élèves pourraient représenter une source d’espoir. Mais le problème c’est que ces associations représentatives sont également prises dans une logique centraliste. Par exemple, ce sont les organisations catholiques qui ont remporté les élections, ce qui fait qu’aujourd’hui, ce sont elles qui se retrouvent à avoir un poids surdimensionné dans la construction du service public.

LG : Quel espoir ? Quelle diffusion d’un nouvel imaginaire ?

Thomas Perroud : Quand je vois ce qu’il se passe sur la culture (moins d’argent public, par exemple en Pays de la Loire ou en Nouvelle-Aquitaine), tout le monde pense que c’est négatif mais je me dis que cela va contraindre les acteurs à penser autrement : s’organiser collectivement, penser davantage aux usagers… Le « moins d’Etat » peut peut être provoquer cet électrochoc.

Pour moi il faut appuyer urgemment la décentralisation. Aujourd’hui on est dans la pire situation : le système se décentralise tout en restant très autoritaire au niveau local.  On doit aller vers une décentralisation du pouvoir, à tous les échelons.

ENGAGEONS-NOUS ENSEMBLE POUR BASCULER VERS LA SOCIÉTÉ DES COMMUNS !​